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Philosophie médiévale

  • Riccardo SACCENTI, 3 février 2012 | 23 janvier 2013

    Qu’est-ce que la philosophie médiévale ? Peut-on parler de « philosophie » au Moyen Âge ?
    Ces questions ont accompagné la naissance et le développement des études sur la pensée, de la chute de l’Empire romain à l’époque moderne (Ve-XVIe siècles). Du point de vue historiographique, il est de coutume de lier la naissance de l’intérêt pour la philosophie médiévale à la publication de l’encyclique Aeterni Patris du pape Léon XIII (1879). Une utile synthèse des passages-clés du débat est proposée par Jan J. Aertsen dans son introduction à Medieval Philosophy and the Transcendental. The Case of Thomas Aquinas (1996).

    - Le débat sur la « philosophie chrétienne »

    Avec le progrès des études et des recherches s’est également développé le débat sur la nature de la philosophie médiévale. Entre les années 1920 et 1930 du vingtième siècle, Etienne Gilson a soutenu la thèse de l’existence d’une pensée philosophique authentiquement médiévale. Cette affirmation résulte de ses études sur le thomisme et sur les auteurs médiévaux majeurs, notamment Bonaventure et Duns Scot, dont on trouve l’exposé dans sa monumentale synthèse La philosophie au Moyen Âge (parue en 1922 mais rééditée dans une version augmentée en 1942. La version définitive est de 1952). Pour Gilson, la philosophie médiévale se caractérise essentiellement comme une « philosophie chrétienne », une catégorie qui décrit l’interaction entre l’héritage philosophique ancien et la théologie chrétienne médiévale. Dans les domaines les plus significatifs de l’enquête philosophique, comme la métaphysique, l’anthropologie, l’épistémologie et l’éthique, le Moyen Âge aurait connu une transformation de la pensée gréco-romaine à la lumière du christianisme. La position de Gilson a donné lieu à un grand débat, notamment sur la question centrale du rapport entre philosophie et théologie au Moyen Âge.
    La catégorie de la « philosophie chrétienne », sur laquelle Gilson a fondé toute sa vision, a été contestée par des auteurs comme Fernand van Steenberghen dans son Introduction à l’étude de la philosophie médiévale (1974). Certainement, la recherche de Gilson a eu le mérite de mettre en lumière certains éléments de continuité entre la culture classique et le Moyen Âge et de mettre en évidence quelques caractéristiques de la pensée médiévale. La relation entre l’Antiquité et le christianisme se reflète en fait dans l’usage médiéval du grand patrimoine théologique et culturel que représente la littérature patristique. Les premiers chapitres de La philosophie au Moyen Âge, dédiés à la littérature des Pères latins et grecs, sont une prise de conscience des liens entre la culture médiévale et patristique. Toutefois, la critique de van Steenberghen de la notion de « philosophie chrétienne » a eu le mérite de faire la lumière sur les limites de la vision de Gilson. Tout d’abord il convient de noter que le concept de « philosophie médiévale » est étranger aux auteurs médiévaux, pour lesquels une expression comme philosophus christianus désigne le moine qui mène une vie consacrée à la recherche de la sagesse divine. Ce paradigme s’applique jusqu’au XIIe siècle. Avec l’acculturation philosophique de l’Occident, puis avec la diffusion des textes philosophiques, s’est développée la distinction entre theologia et philosophia, qui sont considérées comme deux disciplines distinctes ayant des statuts épistémologiques autonomes. Sur le plan plus strictement historiographique, la limite de l’idée que la philosophie médiévale est une « philosophie chrétienne » consiste dans l’obligation imposée à l’historien de considérer la philosophie comme un système de pensée doté d’une orientation théologique. Ainsi, au Moyen Âge, il n’y aurait pas de philosophie, sinon dans le contexte de la théologie. La conséquence est la subordination structurelle de la première à la seconde. En ce sens, la notion de « philosophie chrétienne » n’est pas seulement une description de l’esprit de la pensée médiévale, mais devient l’expression de la fonction instrumentale de la philosophie à l’égard de la théologie chrétienne.

    - L’approche analytique

    Une première modification importante du cadre du débat sur la nature de la philosophie médiévale a vu le jour suite à l’influence exercée par le « tournant linguistique » anglo-saxon. La nature « scolastique » de la pensée médiévale est l’objet de l’attention de tous ceux qui assument un point de vue analytique. Le cœur de cette vision est l’idée que la philosophie médiévale est essentiellement une philosophie des « écoles », objet d’un enseignement fait surtout de lecture et d’interprétation des textes. Cette centralité du texte dans l’activité de « philosophes médiévaux » implique une importance croissante du rôle des disciplines sermocinales, grâce auxquelles une sorte d’approche logique et linguistique avant la lettre a été possible. La perspective analytique considère en effet comme facteur déterminant de la philosophie médiévale l’analyse des propriétés des termes. Le volume The Cambridge History of Later Mediaeval Philosophy. From the Rediscovery of Aristotle to the Disintegration of Scholasticism (1100-1600) (1982), édité par Norman Kretzmann et autres chercheurs, présente cette vision des choses. Les auteurs conçoivent la philosophie par rapport à l’activité de l’enseignement ; leur intérêt historique est limité à la période qui se caractérise par la montée des écoles et des pratiques d’éducation et par la naissance et le développement des universités. L’attention portée de manière privilégiée à la logique par N. Kertzmann et ses collaborateurs, se concentre sur les aspects de la pensée médiévale qui sont en quelque sorte toujours pertinents pour les penseurs contemporains.
    La sensibilité au cadre logique, développée dans le contexte anglo-saxon, a permis l’émergence d’un aspect fondamental de la pensée médiévale : la grande œuvre d’approfondissement de la logique et le développement des outils conceptuels et dialectiques de la tradition héritée de la philosophie antique. Toutefois, en donnant la priorité à cet élément comme le plus caractéristique de la philosophie médiévale, on risque d’occulter les nombreux problèmes qui sont les sujets de débats entre les auteurs médiévaux. La grande réflexion logique médiévale est certes centrale, mais elle l’est en raison de sa fonction instrumentale qui est d’offrir aux magistri des procédures d’enquête très précises, des systèmes de déduction de plus en plus affinés et détaillés, des régimes d’argumentation rigoureuse. Avec ces outils conceptuels, les auteurs médiévaux ont pu aborder les questions complexes dans divers domaines, de la métaphysique à la physique, de l’épistémologie à l’éthique. Considérer la logique comme proprium de la pratique intellectuelle des premières écoles cathédrales et des universités mène cependant au risque d’offrir une vue limitée de la philosophie médiévale.

    - Perspectives actuelles

    Une toute nouvelle perspective a émergé dans la fin des années 1980 et au début des années 1990 grâce à des auteurs comme Alain de Libera, qui a abordé le thème de « la philosophie médiévale » en mettant en question la valeur de l’adjectif « médiéval ». Lors de l’ouverture de son livre La philosophie médiévale (1993) de Libera souligne que le Moyen Âge en tant que tel n’existe pas. La recherche historique sur le Moyen Âge a clairement indiqué que dans cette catégorie historiographique est caché un temps trop large et hétérogène pour définir des éléments communs, des caractères distinctifs, capables de réunir des cultures, des expériences, des sensibilités et des attitudes si éloignées les unes des autres et si diversifiées. Dans ce cadre, le terme « philosophie » signifie une discipline qui vient d’acquérir progressivement sa propre autonomie et son statut épistémologique, en particulier en ce qui concerne son rapport avec la théologie. De Libera a ensuite porté son attention sur les auteurs qui ont fait valoir l’autonomie de la philosophie, croyant que l’aspect déterminant de la pensée au Moyen Âge n’est pas la logique, soulignée par les chercheurs analytiques, mais l’éthique. Dans cette conception de la philosophie médiévale, une transition historique cruciale est posée pour les années 1250-1260 ; elle correspond à la naissance de l’aristotélisme éthique, dont le manifeste est le De summo bono de Boèce de Dacie. Pour de Libera, l’idéal philosophique présent dans ce pamphlet trouve sa continuité dans la réflexion de la mystique rhénane du XIVe siècle. La réalisation de cet idéal « laïque » de l’homme de culture est exprimée dans la naissance de la figure de l’intellectuel, catégorie dans laquelle se trouvent les maîtres des universités et les hommes de culture en-dehors du cadre universitaire. Ainsi, on constate aussi une sortie de la philosophie des universités, qui a lieu après la condamnation des 219 propositions philosophiques par l’évêque de Paris Étienne Tempier en 1277.
    La perspective de De Libera est certainement cohérente et englobe les principaux développements culturels, politiques et sociologiques, entre le XIe et le XIVe siècles. Le cadre est celui d’une découverte progressive de la philosophie comme discipline qui a sa propre autonomie et sa propre nature. Il s’agit d’un processus visible surtout dans le domaine de la pratique de la vie culturelle, de la définition de la figure idéale de l’intellectuel qui s’épanouit à Paris dans le troisième quart du XIIIe siècle, avec les maîtres des arts. Toutefois, un certain nombre de questions se posent. D’abord, nous devons nous demander si effectivement l’éthique est le lieu privilégié de l’exercice, par les auteurs médiévaux, d’une réflexion de nature philosophique. Entre le XIIe et le XIIIe siècle s’affirme en effet un intérêt croissant pour toutes les disciplines présentes dans le corpus des œuvres d’Aristote traduites en latin. Dans le même temps, l’équivalence entre les maîtres des arts et les philosophes n’est pas aussi absolue que la valeur attribuée à la condamnation parisienne de 1277 ne pourrait le laisser croire. Dans les années 1990, des études majeures sur cette question ont été publiées. Une enquête plus approfondie sur le passage d’un témoin de maîtres parisiens ès arts au mysticisme rhénan est également nécessaire. Enfin, l’adoption de la catégorie de l’« intellectuel » ne peut pas être limitée à la Faculté des arts. Par sa nature, elle doit également inclure des théologiens, des médecins, des juristes, en bref, tous les hommes de culture.

    - Les transcendantaux

    Un point de vue différent est adopté plus récemment par Jan A. Aertsen, dans ses études consacrées à la doctrine des transcendantaux. Pour ce chercheur néerlandais, il existe un élément commun à tous les grands auteurs du Moyen Âge : la doctrine de « transcendantaux ». La philosophie médiévale peut être définie comme scientia transcendens, comme une philosophie qui démarre lorsque l’on essaye de développer, sur le modèle du corpus aristotélicien, une explication philosophique complexe de la réalité, une vision holistique. Les transcendantaux, souligne Aertsen, marquent une continuité remarquable entre l’âge médiéval et moderne. Une continuité qui permet, par exemple, d’utiliser le terme kantien « transcendantal ».
    L’idée que la philosophie médiévale peut être marquée par la quête d’une vision globale a le mérite de mettre en évidence une tendance systématique qui anime la composition d’œuvres comme les grandes Summae du XIIIe siècle. Néanmoins, il convient de noter que la doctrine de transcendantaux est née et s’est développée au début du XIIIe siècle, dans un contexte où la tendance à construire des parcours capables d’embrasser toute la réalité était déjà en place depuis plusieurs décennies. Même les auteurs du XIIe siècle avec leur Sentences tendaient à affirmer la volonté de construire des œuvres organiques capables de saisir les éléments-clés de la réalité. Il convient également de noter que la doctrine de la transcendance, quoique tirée du contenu des certains textes d’Aristote et de Boèce, est le produit de la recherche théologique et répond aux besoins holistiques posés par la théologie, plutôt que par un sentiment entièrement philosophique.

    - Histoire de la philosophie et perspectives interdisciplinaires

    Le débat autour du concept de « philosophie médiévale », qui s’est développé au cours du XXe siècle, a produit une clarification progressive des nœuds conceptuels qui caractérisent l’étude de ce sujet. À travers les différentes étapes et la discussion entre les savants ont émergé, avec le temps, les traits plus précis de ce qu’est la « philosophie » dans cette phase historique. L’émergence de ces traits distinctifs, cependant, est compensée par la montée des questions encore ouvertes et débattues par les spécialistes.
    Donc, s’il est vrai que la pensée médiévale est marquée par la relation avec le christianisme et la tradition patristique, il est tout aussi vrai que restent à clarifier les oscillations entretenues sur le sens des concepts tels que « philosophie » et « théologie » entre XIIe et XIVe siècles. L’importance de la réflexion méthodologique et épistémologique des savants médiévaux, leur usage du livre comme fondement de l’activité de l’enseignement dans un cadre institutionnel défini, l’émergence d’un modèle « philosophique » d’intellectuel, sont autant d’éléments-clés d’une orientation culturelle particulière. Toutefois, reste ouverte la question de savoir si nous pouvons ou non parler de « philosophie au Moyen Âge » et en quels termes. S’agit-il d’une discipline autonome ? S’agit-il d’une pratique de vie ou seulement d’un sujet d’enseignement ? Existe-t-il une figure du « philosophe », qui a une spécificité dans le paysage social et culturel du Moyen Âge ? La recherche d’une vision globale est certainement une attitude commune à la culture des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, mais, si la même orientation est propre à toutes les disciplines, peut-on considérer cela comme une donnée entièrement philosophique ?
    La recherche reste donc ouverte. Les efforts accomplis à ce jour permettent toutefois quelques considérations supplémentaires. La relation entre les pratiques culturelles et les développements historiques dans lesquels elles ont émergé est devenue claire. Car un spécialiste de l’histoire de la pensée ne peut se séparer des fruits de la recherche historique et de ses données sociologiques, économiques et politiques. Dès lors que la culture médiévale est liée aux livres, à leur circulation et à leur utilisation, il est nécessaire de considérer également les contributions des disciplines comme la philologie, la paléographie et la codicologie.
    Passant à une perspective méthodologique, la recherche a plus clairement acquis la conscience de la nécessité d’élargir les horizons. Déjà dans l’ouvrage monumental de Gilson, une place avait été consacrée à la philosophie juive et arabe. La prise en compte de la spécificité culturelle de ces domaines culturels s’est développée dans de plus en plus d’études et caractérise les derniers produits de la recherche scientifique. Il semble maintenant clair que la philosophie est l’objet d’attention pour des univers culturels différents qui coexistent : le monde arabo-islamique, Byzance, le judaïsme et l’Europe latine.
    En plus d’élargir les horizons à d’autres cultures, la nécessité est cependant claire de mieux répondre aux spécificités et aux particularités des nombreux « Moyens Âges » présents dans la même Europe latine. Dans le long millénaire embrassé par la catégorie du Moyen Âge, les unions entre la culture européenne et l’héritage philosophique antique sont nombreuses et elles ont toutes des caractéristiques et des évolutions qui valent la peine d’être mises en évidence.

    La collecte de sites consacrés à la philosophie médiévale est structurée de manière à donner un cadre à cette richesse culturelle impliquée par la catégorie de « philosophie médiévale ». Nous sommes alors en mesure de fournir un panorama des grandes institutions de recherche, des principaux projets d’étude et des éditions en cours et, plus généralement, des ressources scientifiques qu’Internet fournit dans ces domaines.

    - Bibliographie

    • E. Gilson, La philosophie au moyen âge, Paris 1952 ;
    • F. Van Steenberghen, Introduction à l’étude de la philosophie médiévale, Louvain-Paris 1974 ;
    • The Cambridge History of Later Mediaeval Philosophy. From the Rediscovery of Aristotle to the Disintegration of Scholasticism (1100-1600), ed. N. Kertzman, A. Kenny and J. Pinborg, Cambridge, 1982 ;
    • A. de Libera, La philosophie médiévale, Paris 1993 ;
    • Jan J. Aertsen, Medieval Philosophy and The Transcendentals. The Case of Thomas Aquinas, Leiden – New York – Köln 1996.

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