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... antiquité (la redécouverte de l’)

  • De l’usage de « la redécouverte de l’Antiquité » en Histoire médiévale

    Clémence REVEST, 23 octobre 2015

    Clémence REVEST

    Chargée de recherche - CNRS au centre Roland Mousnier de l’université Paris IV


    Dès la fin du XIVe siècle, les lettrés italiens qui sont à l’avant-garde du mouvement humaniste annoncent la renaissance de la culture antique ou plus précisément, de l’éloquence des Anciens. L’affirmation selon laquelle les belles-lettres auraient été réveillées après une longue période d’assoupissement se banalise au cours du siècle suivant, donnant lieu à diverses variantes métaphoriques (le retour à la lumière après les ténèbres de la barbarie ou encore la floraison des esprits à la manière d’un nouveau printemps), et véhicule à sa suite nombre de lieux communs, parmi lesquels la célébration de la figure de Pétrarque, illustre pionnier du retour à l’Antique. Il s’agit ainsi d’abord d’une représentation extrêmement influente de l’histoire de la littérature latine, fondée sur l’idée d’un apogée allant de l’époque de Cicéron et Virgile jusqu’aux Pères de l’Église, suivi d’une décadence de près d’un millénaire : « on ne trouve personne en effet qui a écrit de belle manière après cette époque [celle des Pères de l’Église] ; ensuite François Pétrarque a rendu quelque splendeur à la littérature, mais Manuel [Chrysoloras] a apporté la lumière, et il fut suivi par Leonardo [Bruni] », écrit par exemple Enea Silvio Piccolomini, futur Pie II, dans son De hominibus doctis (c. 1445-1450). L’image du passé retrouvé a par ailleurs connu un évident succès idéologique dans l’Europe des XVe et XVIe siècles : elle a par exemple été transposée au domaine artistique, avec l’évocation célèbre de la rinascita par Giorgio Vasari en 1550, et a servi à nourrir la communication politique, exaltant des élites capables d’égaler la grandeur morale des glorieux Anciens.
    Il est certain que les chercheurs ne sauraient aujourd’hui reprendre au pied de la lettre une interprétation à la fois manichéenne et mythifiée de l’histoire, développée par les humanistes pour célébrer leurs propres accomplissements. La persistance variée et massive de la tradition culturelle latine au cours du Moyen Âge a été maintes fois soulignée depuis l’après-guerre. Dans un livre resté célèbre, Europäische literatur und lateinisches Mittelalter, paru en 1948, le philologue allemand Ernst-Robert Curtius a notamment cherché à démontrer les profondes continuités stylistiques, topiques et linguistiques de la production savante en Europe de Virgile à Dante. Plus encore, la vision dépréciative des siècles médiévaux, temps de barbarie et de déclin, a été unanimement déconstruite – bien que notre vocabulaire continue d’en conserver la trace. Il n’en demeure pas moins nécessaire d’analyser la signification et le contenu, du point de vue de l’histoire des idées et pratiques savantes, de ce que l’on appelle désormais non plus la « résurrection » (comme le faisait encore Jacob Burckhardt dans son œuvre fondatrice Die Cultur der Renaissance in Italien publiée en 1860…) mais la « redécouverte » de l’Antiquité. Ce glissement sémantique important traduit autant une distance critique (il n’est plus question d’opposer le temps de l’ignorance à celui des grands esprits) que l’intérêt porté à la dimension active et spécifique du rapport au passé élaboré par l’humanisme. Comme le philosophe italien Eugenio Garin l’a en particulier souligné au cours de plusieurs essais parus entre 1947 et 1953, il importe de comprendre, au préalable de toute interrogation sur les formes érudites produites par les studia humanitatis, la grille d’interprétation nouvelle en fonction de laquelle la tradition antique est alors réemployée. Plus précisément, c’est dans l’écart qu’établissent les humanistes entre cet héritage, considéré comme la survivance d’un âge d’or révolu, et leur propre temps, que peut être identifiée une rupture essentielle, résumée sous la forme d’un paradoxe par Garin : « L’acte même par lequel on définit les caractéristiques du mythe de l’antique tel que le conçut la Renaissance est aussi l’arrêt de mort de l’objet sur lequel porte ce mythe. C’est pour cela qu’il n’y a pas de rupture entre l’Antiquité et le Moyen Âge, ou qu’elle est bien moindre qu’entre le Moyen Âge et la Renaissance. Car celle-ci, ou plutôt la philologie humaniste, est la seule à s’être rendu compte d’une solution de continuité que le Moyen Âge avait pourtant mûri et porté à l’exaspération (Moyen Âge et Renaissance, p. 86-87). Autrement dit, l’humanisme considère les legs de l’Antiquité comme des objets finis et datés, qui témoignent d’un idéal perdu et dont il importe de fixer la nature originelle.
    La portée d’une telle conception fut immense du point de vue des méthodes savantes qu’elle engageait. La recherche et la collation critique des manuscrits, l’utilisation de sources de première main pour l’écriture de l’histoire, la traduction effectuée à partir de la langue originale (et donc l’apprentissage des langues orientales) sont des pratiques typiques de l’approche philologique promue par l’humanisme, de même que l’étude des vestiges et des inscriptions. Le répertoire de l’érudition s’en trouva profondément renouvelé, et dans la continuité des réflexions séminales de l’historien Paul Oskar Kristeller (voir notamment The Classics and Renaissance Thought, paru en 1955), de nombreux travaux continuent d’en discerner les multiples ramifications.
    Dans le même temps, en établissant ce qui doit être la vérité des textes, les humanistes se construisent un monopole herméneutique qui n’admet pas de concurrence. La « redécouverte de l’Antiquité » impose des normes absolues de jugement et de création, établies à partir d’une reconstitution théorique des canons classiques. L’art d’écrire un latin « cicéronien » y occupe une place centrale et donne lieu à d’intenses débats ainsi qu’à une abondante production grammaticale, dont les fameuses Élégances de la langue latine de Lorenzo Valla (1455). L’impératif d’imitation se radicalise à mesure que se développent les styles classicisants, qui s’écartent délibérément des modèles en vogue à la fin du Moyen Âge, tels que le sermon scolastique ou l’ars dictaminis. La rhétorique néo-cicéronienne connaît alors un succès fulgurant, dont les philologues et historiens tendent à souligner aujourd’hui l’impact socio-politique, notamment le fait que la maîtrise des nouveaux codes de l’éloquence « classicisée » a rapidement été perçue comme un outil sine qua non de distinction et de promotion des élites.
    Car la question de la « redécouverte de l’Antiquité » renvoie aussi, en définitive, à un usage mémoriel du passé qui dépasse le seul champ de la production savante et irrigue la culture politique italienne, puis européenne. Il s’agit d’examiner les multiples procédés de reconstitution (textuelle et linguistique mais aussi artistique ou architecturale) d’une Antiquité rêvée, isolée de son influence postérieure en même temps que cantonnée à un répertoire relativement restreint d’auteurs, de grands hommes d’État et de monuments ; et de là, d’analyser la façon dont ils répondent à des enjeux qui sont, eux, bien présents.


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  • Bibliographie

    Clémence REVEST, 23 octobre 2015

    De l’usage de « la redécouverte de l’Antiquité »

    - FERGUSON Wallace K., La Renaissance dans la pensée historique, trad. fr., préfacé par Élisabeth Crouzet-Pavan, Paris, Payot, 2009 [1950].
    - GARIN Eugenio, Moyen Âge et Renaissance, trad. fr., Paris, Gallimard, 1969.
    - KRISTELLER Paul Oskar, The Classics and Renaissance Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1955.
    - La politique de l’histoire en Italie. Arts et pratiques du réemploi (XIVe-XVIIe siècle), Caroline Callard, Élisabeth Crouzet-Pavan et Alain Tallon dir., Paris, PUPS, 2014.
    - WITT Ronald, ‘In the Footsteps of the Ancients’. The Origins of Humanism from Lovato to Bruni, Leiden/Boston/Cologne, Brill, 2000.


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