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... augustin Thierry (Récits des temps mérovingiens)

  • De l’usage des "Récits des temps mérovingiens" d’Augustin Thierry en Histoire médiévale

    Agnès GRACEFFA, 9 juin 2015

    Agnès GRACEFFA

    Chargée de cours à l’université de Lille


    Dans sa préface aux Récits des temps mérovingiens, Augustin Thierry évoque l’origine de sa vocation historique : elle réside dans la lecture des Martyrs de Chateaubriand, et dans l’impact, sur sa jeune imagination, des quelques lignes consacrés aux « terribles Francs ». Cette manière d’écrire l’histoire se révèle bien éloignée de l’histoire scientifique des médiévistes actuels. Elle interroge néanmoins sur l’utilité intrinsèque de l’histoire-fiction, et sur sa performativité émotionnelle, tant en matière de didactique que d’innovation historiographique. Dans ce contexte, faut-il continuer à lire –et à faire lire aux étudiants en histoire – le recueil si atypique des Récits des temps mérovingiens ? Quel usage faire de ce texte ?
    Rappelons d’abord qu’il s’agit très probablement du plus grand succès français en matière de livre à caractère historique. Depuis sa parution, il a été réédité de manière presque compulsive, sous des formes variées (y compris illustrées et adaptées) : un repérage rapide dans les catalogues de la Bibliothèque nationale de France permet de dénombrer 88 rééditions en cent-cinquante ans, de 1840 à 1995. Les années 1880 connaissent la plus grande fréquence, avec plusieurs éditions par an, par des éditeurs différents. Dans sa thèse consacrée à la vulgarisation historique (« L’histoire pour tous », 1994), Christian Amalvi souligne d’ailleurs qu’il est l’ouvrage le plus souvent donné comme prix par l’École républicaine d’avant la Grande guerre. Cette place de choix au panthéon scolaire s’explique aisément tant par la forme du texte (qui convient à la pédagogie de l’exemple prônée par le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson, article « histoire ») que par son message implicite : patriotique, défenseur de l’idée de civilisation, démocrate et modérément anticlérical. Mais depuis 1950, l’enthousiasme des instructeurs a fait place au doute et la pertinence d’une lecture au premier degré a perdu son évidence.
    Son intérêt historiographique reste néanmoins indéniable : il constitue un modèle du genre parmi la production des historiens romantiques. Il illustre très exactement la dimension visionnaire – Thierry préfère employer le mot « divinatoire » – du travail de cette première génération de l’historiographie moderne incarnée par Michelet. C’est justement ce caractère qui entraine son rejet par les médiévistes des générations suivantes, notamment ceux de l’école positiviste. Ferdinand Lot, en 1892 (L’enseignement supérieur en France, Paris, p. 81), estime ainsi que l’influence des historiens romantiques a fait perdre cinquante ans à la science historique française, en faisant croire que l’imagination et la généralisation pouvaient, chez le médiéviste, remplacer l’érudition. D’autres sont depuis revenu sur ce jugement pour le moins sévère. Mais même à ce titre peu glorieux, les Récits demeurent une balise clairement identifiable dans l’histoire de l’historiographie.
    Au-delà de son apport au savoir historiographique, la lecture des Récits apparaît intéressante comme une relecture partisane et enrichie des Dix livres d’histoire. Chez Thierry en effet, Grégoire de Tours est la source majeure, l’historien du XIXe siècle le revendique et suit son propos sans aucune distance critique. Il souligne d’ailleurs dans sa préface sa dette et son admiration pour l’évêque. Mais Thierry ne donne pas une simple réécriture du texte du VIe siècle. Il y ajoute de nombreuses explications historiques, qui portent autant sur la société, la culture, que sur le fonctionnement des institutions et le droit. À côté de ces digressions éclairantes, bien insérées dans le récit, et pour la plupart encore valides, il place des descriptions des caractères et de leur milieu : décors, architecture, paysages, costumes, armements, sont ainsi présentés à l’imagination du lecteur. L’attention au détail apparaît là centrale en ce qu’elle permet vraiment une recréation du passé. En l’absence d’autres médias que l’écriture, et dans un contexte d’une science archéologique encore balbutiante, l’entreprise est étonnante. Le projet de l’historien est bien de faire une « peinture », et son modèle le Tableau du XVIIIe siècle de Villemain. Si la mise en scène, caricaturale et partisane, des personnages et des mœurs fait sourire et doit être amendée, la puissance évocatrice de la construction narrative reste valide. L’attrait d’une lecture facile, agréable, romanesque, demeure un atout de poids.
    Rappelons enfin que, selon le projet initial de Thierry, le texte des Récits des temps mérovingiens s’insère dans un ouvrage global, qui comprend en première partie les Considérations sur l’histoire de France : cinq longs chapitres historiographiques et critiques qui explorent et analysent toute la production antérieure des historiens français consacrée aux supposées origines de la France. Pour des raisons de stratégie éditoriale, cette première partie, pourtant essentielle aux yeux de Thierry et intrinsèquement liée à la seconde, fut supprimée des éditions postérieures. Mises à part les rééditions de l’œuvre complète de l’auteur, l’ensemble ne fut publié à nouveau en une unité qu’une seule fois, en 1883, par Firmin. Ce choix n’est pas sans conséquence : il dénature véritablement le projet global de l’historien qui se voulait « à la fois » narratif et critique, l’une des parties ne pouvant se concevoir, à son sens, sans l’autre. Plutôt que de se cantonner à une lecture anecdotique et amusée de l’œuvre, ou y voir un simple intérêt historiographique, il faut donc plaider pour une lecture complète de cet ensemble, et juger et user du romanesque des Récits des temps mérovingiens à l’aune du sérieux des Considérations sur l’histoire de France.


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  • Bibliographie

    Agnès GRACEFFA, 9 juin 2015

    De l’usage des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry

    - AMALVI Christian, L’histoire pour tous. La vulgarisation historique en France d’Augustin Thierry à Lavisse, Montpellier, 1994.
    - DÉRUELLE Aude (dir.), Augustin Thierry, entre histoire et mémoire, Rennes, 2015 (sous presse).
    - EFFROS Bonnie, Uncovering the Germanic Past. Merovingian Archeology in France, 1830-1914, Oxford, 2012.
    - GRACEFFA Agnès, Les historiens et la question franque, Turnhout, 2009.
    - THIERRY Augustin, Lettres sur l’histoire de France, éd. présentée par Aude Deruelle avec une préface de Marcel Gauchet, Paris, 2012.
    - THIERRY Augustin, Récits des temps mérovingiens précédés des Considérations sur l’histoire de France, Paris, 1840-1842. Dernière réédition par Pierre RICHÉ, Bartillat, 2014.
    - WOOD Ian, The Modern Origins of the early Middle Ages, Oxford, 2013.


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