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  • De l’usage des commentaires bibliques (chrétienté latine) en Histoire médiévale

    Sumi SHIMAHARA, 10 septembre 2013 | 9 septembre 2013

    Sumi SHIMAHARA

    Maître de conférences à l’Université Paris IV-Sorbonne


    Les commentaires chrétiens de la Bible (le terme exégèse n’est pas employé alors) constituent un genre majeur du Moyen Âge latin, au moins d’un point de vue quantitatif : ils occupent une place importante tant dans les inventaires de bibliothèques que dans les manuscrits conservés. Ce fait permet de postuler leur intérêt en tant que source pour les historiens : si les hommes se sont alors tant préoccupés d’expliquer la Bible et d’en copier les commentaires, c’est que cela avait pour eux un sens. À nous, historiens, de trouver ce que ces sources révèlent des hommes et des sociétés qui les ont vu naître ou qui les ont transmises. Comme le rappelle Guy Lobrichon, il serait « préjudiciable d’omettre volontairement une part considérable de la documentation écrite qui nous est parvenue, pour la seule raison qu’elle n’entre pas dans nos cadres mentaux. Préjudiciable, mensonger aussi. Peut-on imaginer pires manquements à l’éthique de l’historien ? ». Pourtant, l’étude historienne de l’exégèse biblique est relativement récente ; elle nécessite une interprétation constante et par conséquent des règles critiques.
    Rappelons d’abord les codes de ce corpus : ce sont des commentaires, qui s’attachent donc à expliquer le texte biblique en le découpant en entités plus ou moins longues, et qui se présentent sous forme de gloses interlinéaires, marginales, ou plus souvent d’un texte continu englobant les citations du Livre. Du point de vue du contenu, les explications se répartissent en deux catégories, distinguées dès l’Antiquité : l’exégèse littérale donne le sens premier du texte (grammatical, lexical, restitution du contexte historique) ; elle est généralement suivie d’une explication spirituelle, à moins que le commentateur choisisse délibérément de se consacrer à un seul de ces « niveaux » d’interprétation. L’exégèse spirituelle est habituellement divisée en trois types : quand l’interprétation des faits bibliques se rapporte à l’Église, il s’agit de l’allégorie, et plus précisément de la typologie s’ils concernent la vie du Christ. Si l’explication traite de la vie de l’âme, on parle de tropologie. Quand elle se réfère aux fins dernières, il s’agit d’anagogie. La réflexion sur la limite – variable selon les époques du Moyen Âge – entre lettre et esprit est l’objet de recherches, par exemple celles de Gilbert Dahan. Le « saut herméneutique », la rupture avec la lettre qui conduit l’explication dans le registre de l’esprit, demeure difficile à définir : dans le cadre d’une lecture médiévale qui est confessante, rapporter certains passages concernant le roi David au Christ relève parfois de la lettre dans l’esprit du commentateur. Ces diverses catégories n’ont rien de systématique et ne sont pas toujours théorisées dans l’exégèse médiévale. Elles sont néanmoins nécessaires à l’historien pour éviter les faux sens : comprendre la logique herméneutique inhérente à chaque texte permet de respecter la cohérence des unités d’interprétation. Il est parfois tentant, surtout quand l’investigation repose sur les bases de données électroniques, au demeurant très utiles, d’opérer des « raccourcis » en considérant une interprétation hors de son contexte et en retenant l’équivalence entre deux termes. En réalité, le raisonnement analogique de l’exégète est plus significatif que le résultat des équivalences auxquelles il procède. Le prophète Joël, par exemple, distingue le groupe des hommes pénitents et celui des femmes. Haymon, commentateur carolingien, déclare que les hommes représentent les rois justes et les femmes les rois iniques et luxurieux. S’il est certain que cette interprétation exprime une dépréciation de la femme dans les représentations, il serait abusif de considérer que la femme est toujours le symbole du roi inique. Pour déclarer que cette équivalence est usuelle, topique, il faudrait la retrouver massivement dans d’autres contextes, voire hors des traités exégétiques.
    Une autre spécificité des commentaires bibliques médiévaux est leur inscription dans une tradition herméneutique. Ce trait, marqué avant le XIIe siècle, tend à s’estomper par la suite, les explications devenant plus variées, plus autonomes. L’insertion d’allusions à des réalités contemporaines est plus fréquente à la fin du Moyen Âge qu’au début. Dans tous les cas cependant, l’importance de la tradition doit être prise en compte par l’historien afin de faire la part entre ce qui est hérité et ce qui est nouveau, parfois avec une extrême minutie – et ce d’autant plus que la dépendance au passé est forte. Les choix de chaque commentateur (reprise, abandon, combinaison des interprétations, dosage de ces dernières) sont à souligner. La comparaison entre commentaires d’un même livre révèle, par différence, la variété des options. La permanence d’un bloc interprétatif est également significative : il serait abusif de rejeter ce qui est hérité au motif que ce serait peu original, voire anachronique car non explicitement référé au temps de l’écriture. La reprise d’une interprétation ancienne dans un contexte nouveau détient, potentiellement, une portée nouvelle dont l’historien peut faire au moins l’hypothèse, surtout s’il dispose d’éléments paratextuels (lettre de dédicace, par exemple) explicitant les desseins de l’auteur. Enfin, la tradition étant parfois sollicitée par concordance (l’explication d’un mot dans un livre donné est utilisée pour commenter le même mot dans un autre livre biblique), il est fructueux de travailler avec des concordances, imprimées ou électroniques, pour enquêter par champ lexical, voire sémantique. Cela permet de pallier les éventuelles lacunes de culture biblique et exégétique des historiens du XXIe siècle.
    Les commentaires bibliques du Moyen Âge cherchent à fournir les interprétations orthodoxes de l’Écriture, parfois obscure et complexe. On considère alors que le Livre recèle les messages adressés par Dieu aux hommes ; or le langage divin, infini, n’est que partiellement compris par l’intelligence humaine, limitée. La multiplicité des explications vise à réduire ces lacunes. La Bible est donc objet d’études savantes, parmi les lettrés ; ses commentaires servent de support à la méditation des religieux, à la prédication et sont parfois offerts aux souverains pour guider leur gouvernement. Ce corpus de sources est ainsi essentiellement religieux. Cela explique que son étude ait longtemps été cantonnée aux sciences religieuses : un grand nombre de travaux, depuis le XIXe siècle, s’attache à tracer l’histoire de l’interprétation d’un verset donné ou d’une figure biblique. Cette approche a largement favorisé les auteurs médiévaux considérés comme novateurs parce qu’ils ont infléchi la tradition herméneutique. Plus récemment, les développements de l’histoire culturelle ont attiré l’attention sur les commentaires bibliques, à la fois pour leur dimension intellectuelle (sources, méthodes) et pour leur rapport à l’institution (place dans le cursus scolaire puis universitaire, dimension sociale du savoir). Depuis les années 1980, ces textes sont également utilisés dans le champ de l’histoire des représentations sociales et politiques. Cela suppose une interprétation des traités exégétiques et nécessite d’autant plus le recours aux précautions critiques énoncées ci-dessus, qui n’éliminent pas les risques de sur-interprétation. Ce type d’étude est donc sujet aux débats. Aujourd’hui, la tendance est de croiser l’analyse des commentaires bibliques avec d’autres sources afin de restituer l’arrière-plan herméneutique de ces dernières, voire d’évaluer la portée de l’exégèse biblique à travers elles.


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  • Bibliographie

    Sumi SHIMAHARA, 10 septembre 2013 | 9 septembre 2013

    De l’usage des commentaires bibliques (chrétienté latine)

    - Principales collections d’éditions de sources : Patrologie latine, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Sources Chrétiennes, Corpus Christianorum.
    - Bases de données de sources : Cross Database Searchtool (Brepolis), Patrologia Latina Database.
    - DAHAN G., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe s., Paris, 1999.L
    - LOBRICHON G., La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003.
    - SMALLEY B., The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1952, 3e éd. 1983.
    - La Bibbia nel Medio Evo, éd. G. CREMASCOLI, C. LEONARDI, Bologna, 1996.
    - BUC P., L’ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994.
    - Médiévales, 55, automne 2008 (Usages de la Bible. Interprétations et lectures sociales, ss dir. M. Lauwers) : http://medievales.revues.org/5431.


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