Ménestrel

Médiévistes sur le net : sources, travaux et références en ligne

Navigation par mot-clé
Accueil > Editions Ménestrel > De l’usage de... > ... concepts

... concepts

  • De l’usage des concepts en Histoire médiévale

    Joseph MORSEL, 18 janvier 2012 | 31 octobre 2011

    Joseph MORSEL

    (Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)


    Comme toute activité intellectuelle, l’histoire (médiévale) est effectuée, intentionnellement ou implicitement, à l’aide de concepts – dont la définition simple et univoque se heurte cependant à la variété des acceptions d’une discipline à l’autre (linguistique, philosophie, etc.) et à la fréquence des usages sauvages du mot, employé sans distinction par rapport à « notion », « catégorie », « métaphore », « terme », etc. Si tant est que l’étymologie puisse fournir un bon point de départ, on notera que « concept », issu du latin conceptus (« ce qui est conçu »), participe passé du verbe concipere, remonte à l’étymon composé *cum+capere (« prendre ensemble » – l’idée de saisie étant d’ailleurs aussi présente dans les termes allemands correspondants, Begriff et begreifen). Le mot renvoie ainsi à une opération d’assemblage, de saisie ensemble d’éléments initialement disparates pour former (concevoir) un ensemble nouveau, ces éléments disparates devant eux-mêmes être dissociés de leur structure indigène. Une telle opération correspond parfaitement à ce que Marcel Mauss et Paul Fauconnet disaient d’« une recherche sérieuse » en science sociale, qui fréquemment « conduit à réunir ce que le vulgaire sépare, ou à distinguer ce que le vulgaire confond » (art. « Sociologie » dans La grande encyclopédie, t. 30, Paris, 1901, p. 173). Il convient ainsi de considérer qu’un concept est un instrument de découpage et de composition de l’objet d’observation. Il n’est pas l’objet (ou une partie de l’objet) lui-même, il est produit artificiellement, abstraitement – ce qui signifie aussi qu’il est théoriquement transférable à d’autres objets que ceux à propos desquels il a été produit.
    La conceptualisation est ainsi une procédure de recherche analogue au fait de placer un élément sous la lentille d’un microscope ou dans une éprouvette, c’est-à-dire un mode de découpage du réel et de définition d’un champ de visibilité par rapport auquel – et impérativement par rapport auquel – les observations prennent sens. De même qu’un changement de focale va faire apparaître autre chose que ce qu’on voyait jusqu’alors, de même un changement de concept modifiera-t-il radicalement le résultat des observations de l’historien. Ceci se comprend d’autant mieux si l’on considère que les concepts, résultant de la prise en compte ensemble de divers éléments a priori séparés, sont un mode d’interrogation des rapports existant entre ces éléments et non pas de la somme de ces éléments – bref de la façon dont ils se combinent et non pas de l’ensemble des caractères propres de chacun. Les historiens devraient par conséquent être particulièrement attentifs à l’élaboration des concepts dont ils se saisissent – mais on observe que c’est l’amnésie qui a le plus souvent régné en la matière, et donc un usage naïf des concepts entravant la capacité à produire des résultats neufs.
    Les rapports entre « concepts » et « réalité » ont pourtant constitué un enjeu crucial dans les luttes intellectuelles et académiques qui ont accompagné la définition progressive des champs, des méthodes et de l’épistémologie des sciences sociales au XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècle. Tout particulièrement en Allemagne, qui constituait alors le principal terrain d’élaboration et de débats théoriques, une opposition s’est développée entre les tenants d’une conception essentialiste et mimétique des concepts, considérés comme de simples expressions de la réalité dont il faut rendre compte, d’une part, et les tenants du caractère instrumental et relationnel (i.e. rendant compte de rapports sociaux et non pas d’essences) des concepts, parmi lesquels se rencontrent les grands noms des sciences sociales allemandes (Weber, Simmel, Mannheim, Cassirer, etc.). Mais c’est la première tendance, en quête d’une réalité « authentique » à ressusciter, qui l’a finalement, et brutalement, emporté sous le régime nazi : le médiéviste Otto Brunner a alors joué un rôle déterminant dans la lutte contre l’application de concepts modernes à une réalité passée et, par conséquent, a revendiqué le recours aux seuls concepts indigènes. Ceci impliquait par conséquent d’entreprendre l’étude des systèmes conceptuels anciens, qui est une des origines de l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) qui s’est développée en Allemagne à partir des années 1970 (sous les auspices de R. Koselleck, W. Conze et… O. Brunner). Si l’aspect positif de ceci est de souligner combien l’étude des concepts indigènes et la transformation de leurs usages sont un mode indispensable d’accès à l’histoire sociale, l’amnésie de la genèse de l’histoire des concepts allemande a en revanche fait disparaître de l’horizon usuel des historiens la réflexion épistémologique sur le sens et les effets de la conceptualisation sauvage (non construite, par simple transfert) à laquelle ils se livrent sans s’en rendre compte, ainsi que sur le caractère relationnel et non substantiel qui devrait être reconnu à ces concepts.
    Pour ce qui est de la France, l’organisation très différente du champ intellectuel et académique a engendré de tout autres lignes de fracture vers 1900, entre une histoire à prétention purement empirique recroquevillée sur le singulier observable dans les textes (sans réflexion sur les conditions d’observabilité autres que sur l’authenticité ou non du texte) et donc sur la prétention à n’utiliser aucun concept, tandis que la sociologie se chargeait de la théorie d’ensemble du social et surtout de la réflexion sur les conditions de possibilité de l’observation. Les réarticulations disciplinaires entre histoire et sociologie (dans l’Entre-deux-guerres, notamment avec Marc Bloch) et entre histoire et anthropologie (à la suite de la décolonisation, avec Jacques Le Goff comme figure de proue) ont certes ébranlé l’objectivisme empiriste de l’école dite méthodique, mais n’ont cependant abouti que tardivement à la réintégration des conditions d’usage des concepts parmi les interrogations historiennes : d’une part parce qu’on a d’abord tenté de substituer à l’empirisme un autre objectivisme, structuraliste et plus ou moins nourri de marxisme (« l’école des Annales » braudélienne), d’autre part parce que les principales offensives philosophisantes (d’obédience nietzschéenne) ont surtout abouti à nourrir le soupçon vis-à-vis des concepts, présentés comme un problème pour l’histoire, comme un biais faisant écran entre l’historien et son objet, comme la cause du relativisme de ses résultats, et comme un fait d’écriture plutôt que de protocole de recherche. Il a fallu attendre les années 1990 pour que s’amorce (à l’échelle internationale et non plus seulement franco-allemande) une prise en compte par les historiens de la nécessité de redéfinir les fondements scientifiques de la connaissance historique et donc de réfléchir sur leurs usages conceptuels, alors que le paradigme objectiviste était gravement mis à mal par la crise politique du marxisme et, au niveau académique, par les tenants du linguistic turn. Cette nécessaire redéfinition, contre le caractère fictionnel et purement écrit prêté à l’histoire, a impliqué d’aborder de front le problème des rapports entre les mots et le réel.
    L’indispensable Begriffsgeschichte (sémantique historique) n’était donc plus suffisante, d’autant qu’elle ne rend pas compte du problème qui se pose lorsque des concepts indigènes (tirés des documents médiévaux, p. ex.) sont convertis (le plus souvent implicitement) en concepts d’historien et transférés comme tels sur une société où les « mêmes » mots existent (éventuellement en latin) mais ont un sens différent : c’est le cas p. ex. de « noblesse » ou de « lignage », tout comme de « seigneurie » ou d’« Église ». Deux attitudes prévalent actuellement contre cela : soit introduire et définir des concepts qui n’existent pas dans la société étudiée (p. ex. « aristocratie » ou « topolignée » à propos des deux premiers cas), soit privilégier des concepts provenant de la société étudiée (p. ex. dominium ou ecclesia pour les deux derniers cas) – le risque de passer pour un adepte du mimétisme brunnérien étant écarté dès lors que l’on insiste sur le caractère non substantiel mais construit et purement relationnel du référent de ces concepts (rapports sociaux).
    Mais une histoire focalisée sur les concepts historiques ne permettait pas de répondre non plus au problème que pose l’usage conceptuel de notions courantes dans notre société (salaire, prix, individu, etc.) à propos de la société médiévale (où ces mots existent aussi, mais avec des sens distincts), l’inconvénient majeur étant celui des connotations que nous attachons à ces mots (à commencer par le caractère substantiel et objectif que nous prêtons à leurs référents dans notre société) et que nous transférons implicitement avec le concept en question. La question se pose en revanche de façon toute différente pour les concepts scientifiques, c’est-à-dire construits ad hoc pour étudier une certaine société (p. ex. « espace public » pour la société des Lumières, « don/contre-don » pour les sociétés étudiées par les anthropologues) et dont l’adaptation (mais jamais le transfert direct) peut s’avérer intéressante pour examiner des dimensions négligées dans la société médiévale.
    La qualité conceptuelle d’une notion n’est ainsi jamais propre à l’origine du mot lui-même (qu’il soit indigène ou contemporain) mais à sa transformation visible en un concept construit – ce que rend délicate la simple reprise d’un mot indigène ou contemporain tel quel, c’est-à-dire sans que la nature conceptuelle du mot apparaisse, donc son écart par rapport à nos évidences. Dans tous les cas cependant, l’essentiel est de rester conscient 1) des conditions de genèse du concept, et 2) du caractère relationnel (et non pas substantialiste) du concept.


    Haut de page
  • Bibliographie

    Joseph MORSEL, 31 octobre 2011

    De l’usage des concepts

    Sur les enjeux des concepts pour l’historien (médiéviste) :
    - BLOCH Marc, Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien, É. BlLOCH, éd., 2e éd. Paris, 1997.
    - GUERREAU Alain , L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001.
    - L’histoire sociale des concepts. Signifier, classer, représenter (XVIIe-XXe siècle), Bernard LACROIX et Xavier LANDRIN dir., Paris, [à paraître].

    Sur les problèmes d’applicabilité de certains concepts à la société médiévale :
    - L’individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, Dominique IOGNA-PRAT et Brigitte BEDOS-REZAK dir., Paris, 2005.
    - Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Eliana MAGNANI dir., Dijon, 2007.
    - L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Patrick BOUCHERON et Nicolas OFFENSTADT dir., Paris, 2011.


    Haut de page

  • Notes et adresses des liens référencés

rss | Retrouvez Ménestrel sur Twitter | Retrouvez Ménestrel sur Facebook | Plan du site | Derniers articles | Espace privé | Mentions légales | Qui sommes-nous? | ISSN : 2270-8928