Maître de conférences en histoire médiévale, Université Toulouse II Jean-Jaurès
Alors que les instances qui assurent l’interface entre le monde académique et les publics non-spécialistes (revues, associations, etc.) accordent dans leur programmation une place toujours plus importante à la guerre sainte et à la croisade, l’auteur ou le conférencier, amené à se prononcer, ne peut qu’avouer son embarras. Car la première chose à dire est que les historiens eux-mêmes ont bien de la peine à s’accorder sur le bon usage du mot « croisade ».
Pour exposer les termes de la controverse, nous pouvons partir de la position que les manuels scolaires ont, depuis longtemps, consacrée : dans ces ouvrages, « croisade » sert à désigner huit expéditions lancées depuis l’Occident, entre 1096 et 1270, pour conquérir sur les musulmans puis pour conserver ou reprendre les lieux de la vie terrestre du Christ et son tombeau. Dirigée vers Jérusalem, la croisade avait valeur de pèlerinage ; elle assurait donc à ceux qui prenaient part à l’entreprise une série de privilèges spirituels et juridiques garantis par une bulle pontificale. L’initiateur en serait le pape Urbain II et l’acte de naissance, le discours qu’il prononça à Clermont en 1095. L’essence de la croisade, et donc les termes de sa définition, seraient contenus dans l’appel d’Urbain II et la Première croisade est regardée comme un idéaltype.
Plusieurs objections ont pu être formulées à l’encontre de la vision traditionnelle du phénomène. La principale tient à la sélection qu’elle opère entre différents types de croisade. En effet, les souverains pontifes ont très vite étendu les privilèges « de croisade » à d’autres terrains que le Proche-Orient et à d’autres causes que la récupération des Lieux saints : les chevaliers qui combattaient les musulmans en péninsule Ibérique en ont bénéficié dès la fin du XIe siècle ; ces mêmes privilèges ont été ensuite concédés à ceux qui s’engageaient dans la lutte contre les hérétiques – dès le début du XIIe siècle, avec les « croisades albigeoises » – ou contre les ennemis de la papauté – on pense à la « croisade d’Aragon » de 1283. Puis, à partir du XIVe siècle, alors que l’espoir de récupérer Jérusalem s’amenuisait, la nature de la confrontation avec l’Islam changea : désormais, il s’agissait de résister à l’expansionnisme ottoman, et les papes ont cherché à faire de la croisade un outil de mobilisation dans la perspective des « guerres turques ». L’historiographie traditionnelle n’ignore certes pas ces croisades qui ne sont pas dirigées vers la Ville sainte, mais elle les tient pour secondaires, et les considère comme le produit d’une déviation, voire d’une perversion du projet originel.
Une alternative à ce point de vue, longtemps hégémonique, a été proposée à partir des années 1980 par les tenants d’un courant qui s’autoproclame « pluraliste » et dont l’une des principales figures est Jonathan Riley-Smith. Sans nier le caractère fondateur de l’expédition qui conduisit à la prise de Jérusalem en 1099, les « pluralistes » privilégient une lecture large du phénomène qu’ils identifient à son cadre juridique : toutes les expéditions que la papauté a soutenues par la concession d’une bulle de « croisade » – qui garantit les mêmes avantages que pour les expéditions dirigées vers la Terre sainte –entreraient dans le champ d’étude. Cette posture présente l’avantage de ne pas induire de jugement de valeur à propos d’entreprises que la vision traditionnelle hiérarchise selon des critères largement arbitraires ; elle permet d’embrasser le phénomène dans toute sa diversité et toute son ampleur chronologique : pour les « pluralistes », l’histoire des croisades ne s’arrête pas à la fin du XIIIe siècle mais se poursuit au moins jusqu’au deuxième siège de Vienne (1683). Sur ce point, ils rejoignent l’opinion défendue en leur temps par Nicolas Iorga ou Aziz Atiya qui, dans des travaux pionniers, ont montré l’importance de ces croisades que l’on qualifie généralement de « tardives ».
Malgré un indéniable succès, l’approche « pluraliste » ne s’est pas tout à fait imposée ; elle est accusée par ses détracteurs de diluer son objet et de ne pas prendre en compte, sous la permanence du droit, les évolutions qui affecteraient la substance même de la croisade. Car le phénomène ne se résume pas à une suite d’expéditions militaires ou à une institution ; la croisade est aussi un élan spirituel et une construction théologique. Carl Erdmann, dans les années 1930, et Étienne Delaruelle, une décennie plus tard, se sont attachés à étudier la genèse de l’idée de croisade, qu’ils font remonter à l’époque carolingienne. Sur le terrain difficile de l’analyse des motivations qui animaient les promoteurs et les acteurs de ces expéditions, Alphonse Dupront est sans aucun doute celui qui est allé le plus loin, en particulier dans sa thèse de doctorat consacrée au « mythe de la croisade » – soutenue en 1957 et publiée à titre posthume en 1997. Contrairement à C. Erdmann, au chanoine Delaruelle ou à Jean Flori, qui a repris leur quête des origines, A. Dupront (et d’autres, comme Paul Rousset) se sont surtout intéressés à la « postérité » de l’idée de croisade, c’est-à-dire à ses manifestations pendant les XVIe et XVIIe siècles. L’intérêt de ces travaux est de relativiser l’événement de 1095. Certes, Urbain II a donné au phénomène une dimension encore inconnue en désignant la voie de l’Orient, mais l’expédition qui s’est ébranlée en 1096 n’était pas la première campagne convoquée par la papauté et revêtue d’une promesse de récompense spirituelle ; l’appel de Clermont se situe au débouché d’un long processus de sacralisation de la guerre. Après 1095, cette construction s’est consolidée jusqu’à acquérir dans le courant du XIIe siècle une dimension institutionnelle ; comme nous l’avons rappelé, la souplesse du dispositif a permis de le mobiliser dans des situations très diverses, selon les besoins de la papauté. La multiplication des échecs militaires, en Terre sainte puis contre les Ottomans, et surtout l’impuissance des souverains pontifes à mobiliser les forces chrétiennes au XVe siècle incitent les historiens à parler ensuite de déclin. Pourtant, l’institution demeure active : en Espagne, le Commissariat général à la Croisade n’est supprimé qu’en 1851 ; et la notion reste remarquablement vivace, jusqu’à conserver aujourd’hui encore une actualité troublante.
Pour s’en tenir à la question de la dénomination du phénomène, on peut dire que l’usage ancien qui permettait de nommer « croisade » tout affrontement entre puissances de confessions différentes est désormais unanimement condamné dans la communauté académique. Mais au moins deux définitions de la croisade se font concurrence – la « traditionnaliste » et la « pluraliste ». La querelle lexicale a permis un approfondissement des notions, sans pour autant aboutir à une issue satisfaisante : le substantif « croisade » est apparu au XIIIe siècle et il ne s’est diffusé que très lentement ; la plupart des expéditions que nous désignons sous ce nom étaient donc nommées autrement par les contemporains. Dans ces conditions, « Croisade » restera une catégorie historiographique disputée. Il en va de même pour les notions mobilisées lorsqu’il s’agit de formes de combat pour la foi antérieures à 1095 ou, parmi celles qui sont postérieures, qui n’ont pas donné matière à une bulle pontificale. En France, « Guerre sainte » a semblé pouvoir s’imposer, dans le sillage des travaux de J. Flori, mais la multiplication des alternatives (« guerre sacralisée », « guerre méritoire », etc.) démontre qu’elle ne fait pas consensus
De l’usage de la croisade et de la guerre sainte
DEMURGER Alain, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris, 2006.
DUPRONT Alphonse, Le mythe de croisade, Paris, 1997, 4 vol.
FLORI Jean, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident latin, Paris, 2001.
POUMARÈDE Géraud, Pour en finir avec la croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 2004.
RILEY-SMITH Jonathan, What were the Crusades ?, Londres, 1977.