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... ecritures pragmatiques

  • De l’usage des écritures pragmatiques en histoire médiévale

    Isabella LAZZARINI , 16 mars 2018

    Isabella LAZZARINI

    Professeur d’histoire médiévale à l’Université du Molise


    Dans les dernières décennies, la documentation écrite à caractère pratique est sortie des champs élitistes de la paléographie et de la diplomatique pour s’imposer à l’attention des historiens médiévistes. Hagen Keller, dans son introduction à une recherche collective des années 1990 sur l’Italie des communes, entend sous le terme de « pragmatique » toutes les formes d’utilisation de l’écriture et de textes qui servent immédiatement à des affaires pratiques ou qui veulent orienter l’activité humaine par la mise à disposition de connaissances. Si l’attention aux écritures pragmatiques est née autour des recherches consacrées au Moyen Âge central (je pense ici tant au livre pionnier consacré par Michael Clanchy en 1979 aux public records en Angleterre aux XIe et XIVe siècles, qu’aux études sur la « révolution scripturaire » de l’Italie des communes et des chancelleries papale et impériale), elle s’est rapidement diffusée tant en amont, vers les VIIIe-Xe siècles, grâce à la substitution du thème de la communication à celui de l’écriture pratique mettant l’accent sur l’oralité, la gestualité, l’émotionalité ou en s’intéressant à des formes de Schriftlichkeit diverses, qu’en aval, vers les siècles du Moyen Âge tardif, dans un contexte de construction de systèmes documentaires et textuels plus complexes.
    L’attention des médiévistes aux écritures pragmatiques relève d’une convergence entre différentes enquêtes. Si, en rentrant dans le plus large débat sur la culture écrite en tant que processus actif de production et usage des textes, ce thème en analyse surtout les aspects pratiques – c’est-à-dire de production d’écrits aux enjeux quotidiens de gouvernement et de gestion – il côtoie néanmoins de vastes réflexions théoriques à partir du livre désormais classique de Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind, paru en 1977. Sous cet angle, la notion d’écriture pragmatique ouvre la porte aux recherches sur la literacy, sur les rapports entre oral et écrit, comme sur le thème des formes de la Kommunikation, en se rapprochant parfois du nœud crucial de l’organisation de la mémoire culturelle à la suite des recherches de Jan Assmann (en particulier Das kulturelle Gedächtnis, paru en 1992). Ce « tournant documentaire » de la recherche s’accompagne d’une attention croissante aux formes d’organisation des langages politiques soit dans l’interaction communicative, soit dans la construction d’un complexe de mémoire publique, familiale, individuelle. En outre, l’attention aux écrits pragmatiques permet aux médiévistes d’approcher de façon plus fine d’autres domaines d’histoire sociale, culturelle ou économique.
    Ce développement n’est pas seulement le résultat d’un changement de perspective des études sur les formes du pouvoir, il bénéficie aussi d’une transformation complémentaire des sciences de l’écrit (paléographie, diplomatique et archivistique), qui sont progressivement devenues plus attentives aux phénomènes sociaux d’appropriation et d’usage de l’écrit, à ce qu’Armando Petrucci appelle la « fonction sociale de l’écriture ».
    Les diverses sources écrites à caractère pratique – registres, lettres, livres comptables – sont donc désormais questionnées non seulement comme des dépositaires d’information, mais également en tant qu’éléments de définition du pouvoir et de construction d’une mémoire partagée entre dominants et dominés. Leur nature flexible et pragmatique leur permet d’absorber les éléments formels des documents au sens propre du terme – c’est-à-dire des écrits qui fondent un droit ou sont l’émanation directe d’un souverain – en les adaptant à de nouvelles urgences liées aux transformations démographiques, sociales et territoriales du monde médiéval. Leur nature est étudiée sous deux perspectives : en premier lieu, les écrits pragmatiques sont considérés en tant que laboratoires conceptuels capables de traduire les langages du droit, de la spiritualité et de la culture en des formules flexibles d’action concrète (par exemple, une attention croissante est portée aux emprunts juridiques dans les protocoles des lettres de grâce). D’autre part, la mise en texte des écritures pragmatiques intéresse l’historien : l’écriture utilisée, les formes du texte (original/copie ; version définitive/minute, etc.), leur disposition spatiale sur le support, les mentions hors teneur et les éléments qui révèlent les critères de classification et de mise en ordre archivistique, les dessins et les éléments non-scripturaires (des signa tabellionis aux souscriptions, des miniatures aux jeux de plume) et les épreuves d’écriture sont sortis du champ du spécialiste (codicologue ou autres). Parfois, surtout chez les historiens de langue anglaise, cette attention à la mise en texte devient une attention à la social materiality des écrits pragmatiques, c’est-à-dire à une matérialité composée d’indices et d’éléments – l’écriture, le support, la couverture, la cire – qui « parlent » au lecteur du texte autant que le contenu lui-même, en créant entre le rédacteur de l’écrit et son ou ses destinataires une relation communicative non verbale.
    Autour des écritures pragmatiques proprement dites, l’attention des historiens médiévistes s’appuie également sur les « écritures grises », soit l’ensemble des écritures préparatoires ou parallèles de gestion et de mémoire : les listes, les inventaires, les sommaires, les index, de même que sur tous les textes « mixtes », tels les registres où le chancelier, le scribe, la dame, le secrétaire, le marchand, l’abbesse, le clerc, l’artiste, la princesse annotaient parfois sans ordre des informations diverses (des frais de voyage, la comptabilité d’une entreprise artisane, des sonnets, des essais d’écritures, des notations familiales ou personnelles etc.). Cette attention aux éléments textuels a parfois conduit à la redécouverte des manuscrits originaux des sources éditées au XIXe siècle, si souvent mutilées pour la recherche d’une source « pure » (la chronique, le livre comptable, le registre épistolaire). Les correspondances en particulier ont été analysées en détail, qu’il s’agisse des correspondances politiques (diplomatiques et internes), ou des correspondances personnelles (intellectuelles, marchandes, familiales), parfois réunies dans des recueils épistolaires dont la circulation pouvait être bien plus vaste que le ou la destinataire original/e et dont la mise en texte pouvait expérimenter des degrés divers d’organisation textuelle.
    Enfin, les écritures pragmatiques, par leur variété, leur multiplicité et leur flexibilité sont analysées moins comme une catégorie type de document que comme un système documentaire. La recherche récente multiplie de fait l’enquête sur les liens croisés et structurels entre les différentes composantes de corpora documentaires qui se révèlent être des « systèmes », soit des ensembles d’éléments scripturaires interconnectés, auxquels l’on peut adapter notamment les instruments de la critique des textes littéraires et de l’intertextualité.
    Ainsi de nouvelles pistes de recherche s’ouvrent : effacement d’une distinction hiérarchique entre documents et écritures grises, matérialité des écrits, croisements entre écrits de gouvernement et écrits juridiques, etc. La piste la plus féconde semble néanmoins celle qui conduirait à approfondir l’étude des écritures pragmatiques dans leur contexte, en tant que « système documentaire », et cela surtout sur deux niveaux. Sur un plan collectif, la culture politique d’une société médiévale s’exprime aussi dans une culture scripturaire dont les éléments constitutifs (les différentes typologies documentaires) interagissent et se connectent en système grâce à une conscience toujours plus affinée d’ordre, de fonctionnement administratif et de mémoire : en conséquence, l’analyse des chancelleries ou des typologies documentaires, pour lesquelles nous avons désormais une base abondante de données et de recherches, devrait se faire en assemblant tous ces éléments en système. D’un autre côté, tous ceux qui participent à la mise en écrit du pouvoir – chanceliers, notaires, clercs, hommes de lois, conseillers, hommes de finances, ambassadeurs – exercent à leur tour leur métier grâce à la construction de leurs propres systèmes documentaires dans lesquels leurs outils de travail et leur culture se côtoient et se croisent. Dans ce sens, les écrits historiques et les écritures pragmatiques d’un Commynes ou d’un Guicciardini – mais aussi de personnages « mineurs » tels un Nicodemo Tranchedini à Milan ou un Ugo Caleffini à Ferrare, ambassadeurs et comptables qui écrivent aussi l’histoire de leur époque, ou bien s’aventurent dans le domaine des grammaires latines et des lexiques constituent deux facettes complémentaires de leur culture. Le domaine des écritures pragmatiques doivent donc moins que jamais être considérées comme un champ de recherche vaste, mais clos : il s’agit pour l’historien de comprendre comment elles s’articulent avec l’ensemble des sources textuelles.


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  • Bibliographie

    Isabella LAZZARINI , 13 mars 2018 | 16 mars 2018

    De l’usage des écritures pragmatiques

    - CLANCHY Michael, From Memory to Written Record. England 1066-1307, Oxford, Blackwell, 1979.
    - MCKITTERICK Rosamond, The Carolingians and the Written World, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
    - Pragmatische Schriftlichkeit im Mittelalter. Erscheinungsformen und Entwicklungsstufen, H. Keller, K. Grubmüller et N. Staubach éd., Munich, W. Fink Verlag, 1992 (Münstersche Mittelalter-Schriften, 65).
    - PETRUCCI Armando, Prima lezione di paleografia, Roma-Bari, Laterza 2002.
    - GUYOTJEANNIN Olivier, « Entre persuasion et révélation : la rhétorique de la grâce à la chancellerie royale française (XIVe-XVe siècle) », dans Un Moyen Âge pour aujourd’hui : mélanges offerts à Claude Gauvard, J. Claustre, O. Mattéoni, N. Offenstadt dir., Paris, Puf, 2010, p. 88-96.


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