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... ethnogenèse

  • De l’usage de l’ethnogenèse en Histoire médiévale

    Magali COUMERT, 4 novembre 2013

    Magali COUMERT

    Maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale


    Concept inintelligible aux non-initiés, porté de plus par une historiographie en langue allemande qui avait l’avantage d’être aussi peu diffusée que complexe, l’ethnogenèse avait tout pour réussir une brillante carrière académique. Le terme a été forgé pour désigner la formation des peuples telle qu’elle est envisagée dans l’ouvrage conçu par Reinhard Wenskus en 1959 et publié en 1961 à Cologne : Stammesbildung und Verfassung. Das Werden der frühmittelalterlichen Gentes.
    Alors que la vision raciste de l’histoire avait depuis longtemps faussé les recherches allemandes sur les peuples de l’Antiquité Tardive et du haut Moyen Âge, l’auteur a opéré la synthèse des travaux précédents pour en proposer une interprétation novatrice : bien que les sources contemporaines présentent les peuples barbares comme une lignée endogamique issue d’un ancêtre commun, cette croyance correspondrait à une fiction politique ; chaque groupe ethnique pourrait être défini comme une communauté de traditions, dont la diffusion serait variable. Suivant cette approche, il suffit d’un petit noyau porteur de tradition pour qu’il devienne le point de cristallisation d’un grand peuple, à la suite de l’agrégation de nouveaux groupes.
    Aux analyses antérieures, qui cherchaient en vain à repérer l’évolution et les déplacements de peuples déjà constitués, R. Wenskus opposait la vision de la création, la formation et la disparition des peuples comme un flux constant :

    La conscience ethnique d’un groupe et sa propre délimitation peuvent seules constituer le critère pour sa propre appartenance, éventuellement changeante. Même si cette conscience peut être orientée par des traits linguistiques, juridiques, religieux et autres, elle ne suit en définitive que sa propre loi.

    Suivant la théorie de Wenskus, désormais résumée ici sous le terme d’ethnogenèse, la formation des groupes ethniques s’effectue donc en différentes étapes, autour d’un noyau porteur de traditions, parmi lesquelles la croyance en une origine commune tient une place fondamentale. Ainsi, l’identité ethnique, comme tous les éléments de différenciation culturelle présentés comme fondateurs d’une identité irréductible, peut être comprise comme l’argument d’un discours politique, organisé autour d’un chef et utilisé dans une compétition sociale.
    L’ouvrage de Wenskus est très impressionnant, par sa maîtrise et sa réfutation partielle de l’ensemble des travaux antérieurs comme par sa volonté d’englober dans sa théorie tous les peuples du haut Moyen Âge. La conséquence d’une entreprise aussi ambitieuse est un ouvrage particulièrement touffu et ardu, dont le système de renvois bibliographiques en op. cit. enchainés sur des centaines de pages peut décourager les meilleures volontés. En bref, personne ne l’a lu : il n’est présent que dans sept bibliothèques françaises (suivant le CCFr), alors que les travaux de Herwig Wolfram, directement inspirés de sa théorie mais consacrés au seul peuple des Goths, ont connu un succès planétaire à partir de 1979, sanctionné par de multiples rééditions et traductions. C’est notamment à partir de cet ouvrage que la théorie de Wenskus est désignée comme celle de l’ethnogenèse. En France, l’Histoire des Goths de H. Wolfram ne fut traduite qu’en 1990, à partir de l’édition américaine de 1988… Le succès de la théorie de l’ethnogenèse est complet dans la décennie suivante, soutenu par la qualité des travaux des chercheurs qui formèrent alors ce que l’on a pu appeler l’« école de Vienne », autour de W. Pohl : ils prirent une part très importante dans le programme européen de recherche sur la « Transformation du monde romain » (voir Pohl/Reimitz 1998).
    Cette domination intellectuelle intervenait néanmoins de façon bien décalée, puisque les concepts initiaux avaient été formulés un demi-siècle auparavant. Or la théorie de l’ethnogenèse avait des pieds d’argile : elle accordait une place dominante aux Goths, qui jouèrent un rôle tout à fait original dans l’empire romain des Ve et VIe siècles, et elle considérait les récits d’origine des différents peuples du haut Moyen Âge, notamment celui des Goths, comme la reprise fidèle des traditions sur lesquelles se fondait le sentiment d’appartenance ethnique. Si ce dernier point semblait acquis à la fin des années 1950, il paraissait bien problématique une trentaine d’années plus tard. Les textes composés au haut Moyen Âge faisaient alors justement l’objet de relectures attentives, mettant en valeur leurs partis pris idéologiques et leur volonté démonstrative, quel que soit l’objet apparent de leur discours. Les récits historiques étaient mis en relations avec les préoccupations contemporaines de la rédaction, ce qui montrait les biais de leurs présentations du passé (voir notamment W. Goffart 1988, puis 2006).
    L’attaque historiographique vint de chercheurs anglophones qui dénoncèrent de façon polémique, en 2002, le sauvetage de la science allemande raciste opéré par Wenskus : la théorie de ce dernier permettait de toujours défendre la continuité de certains peuples de langue germanique (ceux désignés comme Germains orientaux), depuis leurs origines scandinaves jusqu’à leur installation sur les territoires de l’empire romain. Elle n’apparaissait simplement plus assurée par le sang, mais par des traditions orales millénaires spécifiques et des clans royaux supposés porteurs de ces traditions. La véhémence de l’attaque – Wenskus n’était nullement un nazi masqué, mais bien un savant cherchant de toute la force de son intelligence à contredire une vision raciste de l’histoire – empêche de considérer sereinement la justesse de son fondement : il était impossible, à la fin des années 1950, de s’affranchir totalement d’une approche héritée du passé des peuples de langue germanique. Bien des éléments de la théorie de l’ethnogenèse méritaient d’être remis en cause, qu’ils aient ou non été formulés par des savants obsédés par la race allemande.
    Alors faut-il abandonner cette théorie ? À mon sens, elle a été remise en cause sur des points décisifs : la réalité des origines lointaines et anciennes, les déplacements de population, la composition comme la réalité du noyau de traditions et l’ancienneté de la domination des familles royales. On peut opposer à la théorie de Wenskus que rien ne prouve la présence de rois avant leurs négociations avec les chefs romains, tandis que les traditions ethniques apparaissent aussi bien inventées que manipulées, en discours ou en pratique, par des clans opposés au sein d’un même groupe ethnique. De telles divergences s’expliquent par des oppositions contemporaines de la description écrite de ces traditions, et non du passé lointain auquel elles se réfèrent.
    La théorie de l’ethnogenèse a néanmoins permis un affranchissement décisif dans notre interprétation de l’Antiquité Tardive et du haut Moyen Âge, en faisant entrer l’identité ethnique dans le groupe des représentations construites. Elle a permis un important décloisonnement, en permettant de comparer les cas des peuples de langues germaniques, slaves (F. Curta, 1997) ou arabes (R. G. Hoyland, 2007)… L’identité ethnique peut désormais être conçue comme un choix qui revient, en définitive, à chaque individu, même s’il est directement encadré par des conditions sociales et culturelles héritées. Grâce à la formulation de cette théorie, il a été possible d’interpréter de façon nouvelle les traces écrites et archéologiques. Elle mérite, à ce titre, d’être rappelée comme une étape historiographique importante, pour mieux s’affranchir de son systématisme.


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  • Bibliographie

    Magali COUMERT, 4 novembre 2013

    De l’usage de l’ethnogenèse

    - COUMERT M., Origines des peuples. les récits du haut Moyen Âge occidental (550-850), Paris, 2007.
    - COUMERT M. et DUMEZIL B., « Les « Grandes migrations » et la construction des identités (IVe-VIe siècles), problèmes d’Histoire ou d’historiographie ? », dans Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge. XLe congrès de la SHMESP, Paris, 2010, p. 33-44.
    - On barbarian identity : critical approaches to ethnicity in the early Middle Ages, A. Gillett (dir.), Turnhout, 2002
    - GRACEFFA A., Les historiens et la question franque : le peuplement franc et les Mérovingiens dans l’historiographie française et allemande des XIXe-XXe siècles, Turnhout, 2010.
    - POHL W., « Aux origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identités entre Antiquité et Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60 (2005), p. 183-208.
    - POHL W. et REIMITZ H., Strategies of Distinction, “Transformation of the Roman world” 2, Leiden, 1998.


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