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... fiscalité

  • De l’usage de la fiscalité (bas Moyen Âge) en Histoire médiévale

    Lydwine SCORDIA, 21 mai 2013

    Lydwine SCORDIA

    Maître de conférences à l’Université de Rouen


    La fiscalité recouvre à la fois la législation, l’administration et les différents types de prélèvements financiers sur une population. Elle relève d’un pouvoir de décision justifiant ses motifs ; elle suppose une définition des personnes et des biens imposables, sans oublier la mise en pratique de la perception. On comprend, à lire une pareille définition, que collègues et étudiants rechignent à étudier un domaine austère, aggravé par l’inévitable renvoi mental que l’étude de la fiscalité médiévale active vers les réalités de la fiscalité contemporaine. En bref, la fiscalité apparaît comme un sujet difficile. Ou plutôt délicat, car il est fait de théorie, d’idéal et de nécessités, et qu’il touche à la propriété, à l’argent, au statut des personnes et des biens, au pouvoir et à sa représentation.
    D’extraordinaire et irrégulier, l’impôt direct devient ordinaire et régulier au terme d’un processus haché et tardif : par l’ordonnance de 1445, Charles VII instaure l’armée permanente et par là pérennise l’impôt qui la finance. Cette mutation, présentée comme la contrepartie du paiement de l’armée, résume une série de révolutions : l’affirmation du monopole fiscal du roi, la permanence du prélèvement, la définitive financiarisation du paiement. Plus profonde encore, l’évolution d’une royauté ministérielle, où le roi-Christ nourrissait ses sujets du sien, vers une monarchie perceptrice alimentée par leur argent.
    Par ses contenus financiers, sociaux, économiques ou politiques, la fiscalité est donc une des clés de compréhension du fonctionnement des communautés médiévales. Sur ce point, les historiens sont d’accord. Tout change dès lors qu’on pose les questions suivantes :
    -  l’impôt est-il une étape vers l’État moderne ?
    -  l’impôt est-il constitutif de la patrie ou de la nation ?
    -  quels ont été les modèles de la fiscalité royale : la papauté, les villes ?
    -  la théorie fiscale a-t-elle précédé ou suivi la pratique ?
    -  les théoriciens de l’impôt sont-ils les théologiens ou les juristes ?

    La difficulté même de traiter ces questions, au cœur des nouvelles recherches sur le développement de l’État, contribue à faire de l’histoire de la fiscalité un formidable observatoire des mutations d’une histoire de l’État intégrant désormais efficacement des dimensions historiographiques, idéologiques, iconographiques. À travers ses renouvellements, la « nouvelle » histoire de la fiscalité peut être prise comme une illustration de la multiplicité des pratiques d’analyse de l’État prémoderne.
    Un premier angle d’attaque est celui de la lexicologie. Dès la fin du XIIIe siècle, l’impôt est mis en question. Les débats touchent l’impôt direct personnel, plus que les taxes indirectes, et la taxation des clercs, plus que celui qui frappe les laïcs. Le roi lui-même ne cesse de justifier les levées d’impôts par la nécessité, ponctuelle par définition, promettant de revenir à la situation antérieure dès que l’urgence aura cessé. Est-ce une des raisons pour lesquelles les noms de l’impôt sont aussi nombreux ? Les mots changent, mais l’impôt renaît sous une autre dénomination : on le voit avec le cas du « fouage » (XIVe siècle) laissant la place à la « taille » (XVe siècle). L’étude du vocabulaire fiscal en dit long sur les intentions et les hésitations des pouvoirs (cf. les recherches comparatistes de l’équipe du Glossaire critique de la fiscalité médiévale, en ligne).
    Une seconde dimension fondamentale, à la fois historiographique et scolastique, concerne l’histoire de la pensée médiévale. Très tôt (VIIe siècle), les chroniques avaient élaboré une histoire fondée sur la légende d’une franchise fiscale originelle. Les descendants de Francion auraient été exemptés de tribut par Rome pour leur victoire sur les Alains : ils étaient « francs », financièrement parlant. Leur nom de Français rappelait cette prestigieuse histoire. Est-ce en partie pour cette raison que l’impôt permanent y a une histoire si singulière par rapport à d’autres pays de l’Occident latin ? On note ici le contraste majeur existant entre ceux qui fondent le royaume sur la franchise fiscale et ceux pour lesquels l’armée et l’impôt fondent l’ « État moderne ». Jusqu’au XIIIe siècle, le roi de France peut « vivre du sien », c’est-à-dire financer le gouvernement du royaume par les revenus du domaine royal. Ce qui ne l’empêche pas de lever un impôt extraordinaire en cas de nécessité, de défense du royaume le plus souvent. Mais la perception cesse avec la cause de la levée (adage Cessante causa, cessat effectus). Or les coûts plus élevés dus à la guerre et au développement de l’administration déséquilibrent les finances royales.
    Sous le règne de Philippe IV le Bel, l’impôt est mis en question lors de débats organisés dans le cadre de l’université (questions quodlibétiques). Le sujet de la taxation est posé aux maîtres avec charge pour eux d’argumenter pro et contra. La théorie de l’impôt est élaborée par l’énumération des conditions de sa licéité : être instauré par un pouvoir souverain (causa efficiens) pour le bien commun (causa finalis) sur des personnes et des biens définis (causa materialis), par le calcul d’un montant raisonnable (causa formalis). Les maîtres accumulent ce faisant les limitations de la fiscalité, en étayant leurs réponses par des références aux autorités bibliques, philosophiques et surtout juridiques (droit canon principalement). Leurs réponses passent dans les traités politiques, comme on le voit avec le quodlibet III, 27 du franciscain Richard de Mediavilla (1287) repris dans le Somnium Viridarii (1376) / Songe du Verger (1378), commandé par Charles V à Évrard de Trémaugon (LS, 1999).
    La tâche de l’historien de la fiscalité ne se limite toutefois pas à superposer cette histoire renouvelée des pensées de l’impôt à celle, plus traditionnelle, de la pratique. Il faut explorer les interactions entre ces deux dimensions. La théorie est en effet en place avant la guerre de Cent Ans et les grandes dépenses que celle-ci entraîne pour la défense du royaume ou le paiement de la rançon de Jean II après 1356. Mais la théorisation n’a jamais fait disparaître l’idéal d’un gouvernement d’un roi « vivant du sien », répété à longueur de traité, quelle que soit son inadaptation à la réalité. Le roi percepteur est perpétuellement accusé de réduire ses sujets en servitude, ce qui va contre la franchise des origines ; de se faire haïr des siens qui fuient le royaume d’un tyran. L’impôt constitue donc un moteur pour les oppositions intellectuelle et concrète au développement du pouvoir royal.
    La carte fiscale du royaume de France devient ainsi une accumulation d’exceptions héritées, arrachées ou octroyées. L’exemption fiscale (impôt direct) est loin de se limiter au clergé et à la noblesse. De plus, certains princes (Philippe IV, Louis XI…) ont tenté de faire sauter ces privilèges. On connaît l’argumentation de Philippe le Bel soutenant que le clergé jouissant, comme le reste de la population, de la paix assurée par le roi, est donc tenu à contribuer aux dépenses. Ou les tentatives de Louis XI qui, après avoir multiplié la taille par trois, envisagea de taxer les privilégiés en s’inspirant de la politique de Philippe IV (lettre du 23 octobre 1482), et autorisa en 1483 clercs, nobles et officiers royaux à commercer sans déroger, pour pouvoir les imposer (J.-F.L., 2002).
    La résolution idéale de ce jeu de tension permanente entre théories, pratiques, et idéologies contradictoires (franchise contre renforcement étatique) pourrait être enfin trouvée dans un dernier secteur (le plus neuf ?) de l’histoire de la fiscalité : l’iconographie. À rebours de ces politiques, elle reste résolument archaïque. Alors qu’on aime à représenter le roi nourrissant les pauvres ou pratiquant l’aumône, il n’est pas envisageable, au bas Moyen Âge, de le montrer percevant l’impôt. Et lorsqu’une miniature montre les trois ordres tendant des plats remplis de pièces d’or au roi (manuscrit du Livre de bonnes meurs de Jacques Legrand, Chantilly, Condé 297, f. 79v), il s’agit en fait d’illustrer son désintéressement : le roi refuse l’argent qui lui est offert. Il existe pourtant une miniature du roi percevant l’impôt : celle où un berger tond un mouton accompagné des vers suivants : « Une fois l’an fait bon ses brebis tondre / En la saison, sans du cuir écorcher, / Car trop souvent les peut faire morfondre / Et sans le cuir, laine ne croît sur chair ». Le quatrain entérine l’impôt permanent mais critique ce qu’on appelait alors les « crues de taille », perçues comme une forme de fiscalité royale débridée. Le traité du Livre des trois âges (Paris, BnF, Smith-Lesouëf 70, f. 9v) datait de 1482-1483 et il était adressé à Louis XI.
    Histoire de la pensée étatique et scolastique, histoire des représentations, histoire de l’art et de l’iconographie… à travers l’exemple de l’État royal au bas Moyen Âge, l’étude de la fiscalité se révèle bien l’un des points nodaux, à la croisée de l’histoire des idées et des pratiques d’administration, qui font mesurer la radicalité des renouvellements dans nos approches des modes de gouverner médiéval.


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  • Bibliographie

    Lydwine SCORDIA, 21 mai 2013

    De l’usage de la fiscalité (bas Moyen Âge) en Histoire médiévale

    - CLAMAGERAN Jean-Jules Histoire de l’impôt en France depuis l’époque romaine jusqu’en 1774, Paris, 1867-1876, 3 vol.
    - Glossaire critique de la fiscalité médiévale, dir. Denis Menjot et Manuel Sanchez Martinez (402 entrées). A consulter en ligne : http://gcfm.imf.csic.es
    - LASSALMONIE Jean-François, La boîte à l’enchanteur. Politique financière de Louis XI, 1461-1483, Paris, CHEFF, 2002.
    - MAGNOU-NORTIER Élisabeth, Aux origines de la fiscalité moderne. Le système fiscal et sa gestion dans le royaume des Francs, Genève, Droz, 2011.
    - RIGAUDIERE Albert, Penser et construire l’État dans la France du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), Paris, CHEFF, 2003 (recueils d’articles).
    - SCORDIA Lydwine, « Les sources du chapitre sur l’impôt dans le Somnium Viridarii », Romania, 117, 1999, p. 115-142.
    - SCORDIA Lydwine, Le roi doit vivre du sien. Théorie de l’impôt en France (XIIe-XVe siècles), Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2005.


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