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... françois d’Assise

  • De l’usage de François d’Assise en Histoire médiévale

    Ludovic VIALLET, 7 mai 2014 | 13 janvier 2014

    Ludovic VIALLET

    Maître de Conférences à l’université Clermont-Ferrand 2)


    L’élection du pape François est venue nourrir encore un peu plus l’intérêt suscité par la figure d’un saint à la popularité sans doute inégalée. Jorge Mario Bergoglio savait bien, au soir du 13 mars 2013, de quelles significations était porteur le choix inédit du prénom d’un homme qui en son temps fut perçu comme symbole de nouveauté :

    Se déprendre de l’argent ; privilégier les pauvres ; repousser un pouvoir de domination et exercer, à l’inverse, un gouvernement de service ; refuser la logique de "choc des civilisations" ; tout centrer sur le Christ : voilà ce que dit le nom de François [1]

    Les (étroites) épaules du Poverello ont donc un poids bien lourd à porter, d’autant que, depuis la rencontre des religions du 27 octobre 1986, « l’esprit d’Assise » est censé entretenir la flamme du dialogue interreligieux pour la paix. On en oublierait presque que celui qui alla, en pleine croisade, s’entretenir avec le sultan d’Égypte Al-Kâmil (1219) cherchait à le convertir, inaugurant une longue lignée de missions franciscaines qui débouchèrent parfois sur le martyre.
    Avec François d’Assise, le médiéviste a donc affaire à une « star », une « icône » — au sens médiatique actuel —, chantre de la paix et de l’œcuménisme, alter-mondialiste et écologiste avant l’heure ; bref, à une invitation permanente à l’anachronisme, au service de causes ayant belle allure. S’il fait correctement son travail, l’historien n’aura pas de mal à éviter cet écueil. Le défi est peut-être ailleurs, dans l’usage d’un anachronisme volontaire, « méthodologique » pourrait-on dire. Le parcours du Poverello permet en effet de montrer de façon privilégiée qu’un certain nombre de phénomènes, au XXIe siècle comme au XIIe, trouvent leurs ressorts dans des dynamiques comparables. Ainsi des réactions face à des mutations socio-économiques caractérisées, en particulier, par une monétarisation croissante de l’économie, l’essor d’une élite du profit, la paupérisation d’une partie de la population et la fragilisation de formes anciennes de solidarités, qui nous rappellent que les indignations de notre époque, loin d’être inédites, résonnent comme de lointains effets d’écho des refus (extrêmes) de François puis des réflexions des penseurs franciscains sur l’éthique économique. Par ailleurs, l’aventure franciscaine du XIIIe siècle invite à être attentif à la façon donc les réactions de malaise social et les volontés de réforme de la société ont pu investir le champ des comportements et des sensibilités religieux, pour s’incarner dans des phénomènes relevant du « réveil », c’est-à-dire de l’affirmation, en une piété démonstrative et affective, d’une foi plus engagée dans le monde et moins routinière, régénérée par la conversion et l’appel à la pénitence, la lecture littérale du texte sacré et le désir de le diffuser. Il ne s’agit évidemment pas de créer des filiations artificielles ou d’envisager l’histoire comme une répétition de phénomènes ; mais la mise en évidence d’ingrédients communs aux différents creusets sociaux et de pratiques analogues, à plusieurs siècles d’écart, aide à ne pas considérer François sous l’angle de la pure exception, pour mieux en souligner les irréductibles spécificités. On pourra penser, par exemple, aux mouvements qui ont éclos en Allemagne au tournant des XIXe-XXe siècles, à l’âge de l’industrialisation forcenée (critiquée par la Lebensreform prônant un retour à la nature) et, plus encore, après le conflit mondial : dans un contexte de tensions politiques et de crise monétaire, certaines régions furent parcourues par des prédicateurs (les « Saints de l’Inflation ») tel Friedrich ’Muck’-Lamberty, « nouveau Christ » et éphémère « messie de Thuringe » (1920-1921).
    Pour autant, Lamberty n’avait pas grand-chose à voir avec celui dont l’Ordre franciscain puis la dévotion des fidèles ont fait l’Alter Christus. Il rappelle bien davantage ces prédicateurs-réformateurs qui, au XIIIe siècle comme au XVe, contribuèrent à l’encadrement de la population et à la normalisation des comportements tout en se réclamant de la fidélité à François, lequel n’eut pourtant jamais l’ambition de réformer l’Église ou la société. Replacées au sein de la nébuleuse que formèrent, à partir du XIe siècle, les mouvements fondés sur l’exaltation de la pauvreté et le modèle évangélique, la naissance puis la maturation de l’Ordre des Frères mineurs ont indéniablement permis à l’Église de tracer plus nettement la frontière entre ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas : illustration de la dialectique de l’« intégration-exclusion » à l’œuvre dans toute construction institutionnelle, fût-elle Église, ordre religieux ou parti politique, faisant du rejet des extrêmes l’un des outils de ceux qui, parmi les réformateurs, progressent vers le cœur du pouvoir (à l’instar des Franciscains dits « observants » du XVe siècle, tel Jean de Capistran, participant activement à l’élimination des derniers « fraticelles » partisans de la pauvreté absolue) ; illustration, aussi, des différents usages d’un modèle, figure fondatrice dont on se réclame de l’héritage idéologique ou spirituel, dans la fidélité à une image construite, plus ou moins précise, à un ensemble de valeurs qui lui sont raccrochées. Les discussions, dissensions et affrontements « au nom de saint François » (Grado G. Merlo) ont été d’une extraordinaire intensité à travers les siècles. Le terme même de « franciscain » n’apparut qu’au début du XVIe siècle, au moment où semblait désormais impossible à maintenir l’unité d’un ordre religieux officiellement scindé en deux, sur intervention du pape, en 1517.
    Le (bon) usage de l’anachronisme a donc pour indispensable corollaire une intense contextualisation de l’expérience de François, qui naquit et évolua dans la société et la culture de la fin du XIIe siècle. À l’oublier, les études historiques sur François et sa postérité risquent toujours de devenir strictement « franciscaines ». Moins impérieux qu’autrefois, l’avertissement garde sa pertinence dans un monde de la recherche où l’on parle encore, ici ou là, des « franciscanisants ». Si la critique de l’approche internaliste passe souvent par celle de la place excessive accordée à ce qui est appelé la « Question franciscaine », le travail serré visant, depuis la Vie de S. François d’Assise de Paul Sabatier (1894), à établir la généalogie des légendes consacrées à François au cours des décennies qui suivirent sa mort en 1226, constitue pourtant une voie nécessaire à toute ambition de s’approcher au plus près de l’expérience des premiers « frères mineurs ». On dispose en effet d’un ensemble de textes que les autorités de l’Ordre, en 1266, tentèrent brièvement (mais efficacement) de faire disparaître au profit d’une légende officielle rédigée par le ministre général Bonaventure. Reflétant les différentes conceptions et orientations s’affrontant au sein d’un ordre religieux dont la règle et les écrits du fondateur, en particulier son Testament, étaient porteurs de contradictions et sujets à trop d’interprétations, ce sont des textes de combat qui constituent un dossier documentaire d’une ampleur exceptionnelle — récemment traduit en français sous la houlette de Jacques Dalarun (Paris, 2010). Dans son exploration, les travaux de Giovanni Miccoli ont marqué un tournant majeur, tout comme ceux de Chiara Frugoni sur le langage des images, au rôle essentiel dans l’histoire de l’Ordre franciscain. Indéniablement, la montagne des sources et des publications fait peur. Écrire la biographie de François demeure donc un véritable défi, une sorte de « Grand Œuvre » pour l’historien de la vie religieuse des XIIe-XIIIe siècles. Ne nous étonnons pas si bien peu se sont senti les forces de le relever, ce qui explique que, dans un océan bibliographique, le livre récent d’André Vauchez ait pourtant des allures pionnières.
    Usages de l’anachronisme, donc, sous peine de laisser le terrain à d’autres (voir à ce sujet la notice « anachronisme ») ; usages des sources, évidemment et avant tout, tant le « dossier François d’Assise » contient un concentré des difficultés — et des fascinations — justifiant le métier d’historien. Usages du « franciscanisme », enfin : terme commode, parce qu’éminemment imprécis, qui dit un océan et le meilleur moyen de s’y noyer. À partir de 1230, les autorités de l’Ordre comme les maîtres de l’Université ont effectué un intense travail de normalisation et d’intellectualisation, en premier lieu de la pauvreté. Mais ce n’était plus François, et ce n’était pas forcément la réalité de la vie « franciscaine », dans une famille toujours plus ramifiée au gré des divergences et des volontés de réforme de observancia. Pour en cerner les contours et les nuances, il faut continuer de croiser sources normatives et actes de la pratique, afin de ne pas être dupe de modèles théoriques, en particulier pour les XIVe-XVe siècles longtemps délaissés ; il faut en finir, aussi, avec un « italianocentrisme » excessif et l’ignorance mutuelle entre des historiographies au caractère national et linguistique encore trop marqué.


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  • Bibliographie

    Ludovic VIALLET, 13 janvier 2014

    De l’usage de François d’Assise

    - DALARUN Jacques, La Malaventure de François d’Assise. Pour un usage historique des légendes franciscaines, Paris, Éditions franciscaines, 2002 (trad. fr. ; 1re éd. italienne 1996).
    - ID., Gouverner c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Paris, Alma Éditeur, 2012.
    - FRUGONI Chiara, Francesco e l’invenzione delle stimmate. Una storia per parole e immagini fino a Bonaventura e Giotto, Turin, Einaudi, 1993.
    - MICCOLI Giovanni, Francesco d’Assisi. Realtà e memoria di un’esperienza cristiana, Turin, Einaudi, 1991.
    - TOLAN John, Le Saint chez le Sultan. La rencontre de François d’Assise et de l’islam. Huit siècles d’interprétation, Paris, Seuil, 2007.
    - VAUCHEZ André, François d’Assise. Entre histoire et mémoire, Paris, Fayard, 2009.


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  • Notes et adresses des liens référencés

    [1Jacques Dalarun, Le Monde, 16 mars 2013.

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