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... fustel de Coulanges

  • De l’usage de Fustel de Coulanges en Histoire médiévale

    Ian N. WOOD, 8 juin 2015

    Ian N. WOOD

    Professeur à l’Université de Leeds


    Numa Denis Fustel de Coulanges, né en 1830, a produit une œuvre majeure concernant le (haut) Moyen Âge ; mais tout au long du XXe siècle, il n’a été que rarement cité par les spécialistes de cette période. Quels sont les problèmes (réels ou perçus) posés par cette œuvre, et comment peut-on s’en servir aujourd’hui ?
    Pour l’usage de Fustel à propos de l’histoire médiévale, un premier obstacle réside dans la difficulté qu’il y a à le classer comme médiéviste. Fustel étudia à l’École normale supérieure de 1850 à 1853, puis à l’École française d’Athènes de 1853 à 1855. Initialement, il se positionna comme un antiquisant, soutenant en 1858 des thèses sur le culte de Vesta et sur la conquête romaine de la Grèce d’après Polybe. En 1860, il fut recruté comme professeur d’histoire à l’université de Strasbourg. Ce fut là qu’il publia en 1864 sa première œuvre majeure, La cité antique, dans laquelle il plaçait la religion au cœur de l’histoire sociale grecque et romaine. Certes, ses obligations de cours, qui le conduisaient à enseigner une période allant de l’Antiquité à la Révolution, l’amenèrent dès cette époque strasbourgeoise à prendre en compte l’histoire médiévale. Pourtant, en termes de publications, il restait encore principalement un antiquisant lorsqu’il retourna à Paris en 1870, d’abord comme maître de conférences à l’École normale supérieure (où il dispensa un cycle de conférences pour l’impératrice Eugénie et l’entourage de cette dernière), puis à la Sorbonne, où il succéda à Geffroy comment professeur d’histoire ancienne en 1875 avant d’y devenir professeur d’histoire médiévale lorsque cette chaire fut créée en 1878. Bien qu’il eût déjà manifesté un intérêt pour l’histoire médiévale et moderne dès ses années strasbourgeoises, c’est donc assurément dans les années 1870, après son retour à Paris, qu’il s’imposa comme médiéviste.
    Un autre problème concernant l’œuvre de Fustel est qu’elle répond souvent aux préoccupations de l’intéressé à propos de son temps. En particulier, l’impact de la guerre franco-allemande de 1870 semble évident. Ce point ressort notamment d’un échange de lettres publiques avec Theodor Mommsen, ce dernier appelant les Italiens à ne pas prendre part au conflit – il est vrai qu’aucun des deux universitaires ne fit référence à l’histoire dans ses arguments concernant l’Alsace. Même si Fustel avait quitté cette région dès avant la guerre et la prise de Strasbourg en 1870, il eut lui-même à endurer le siège de Paris. L’expérience de 1870 eut ainsi une influence considérable sur son activité scientifique.
    C’est peut-être encore plus frappant dans des articles publiés au début des années 1870, concernant l’Alsace (« L’Alsace est-elle allemande ou française ? »), l’invasion (« La politique d’envahissement : Louvois et M. de Bismarck ») et, ce qui marqua davantage les chercheurs, l’historiographie allemande (« De la manière d’écrire l’histoire en France et en Allemagne »). Dans ce dernier article, publié en 1872, il s’opposa à l’opinion dominante selon laquelle la recherche allemande était supérieure à son homologue française. Par bien des aspects, il ne manquait pas d’arguments : bien qu’il n’existât pas d’équivalent français à la série éditoriale publiée par les Monumenta Germaniae Historica (MGH), fondée par le Freiherr von Stern en 1819, les premiers volumes publiés par cette collection n’étaient pas plus scientifiques que des publications isolées produites en France à la même époque. Il fallut attendre que Mommsen prît en charge l’édition des Auctores Antiquissimi au sein des MGH en 1875 pour que cette collection devînt une pierre de touche pour les historiens. Mais plus central dans l’opposition intellectuelle entre les deux pays, un autre aspect était la pédagogie, dominée par le système du séminaire introduit par Ranke : cette forme d’enseignement avait attiré de nombreux universitaires français, dont Gabriel Monod, qui fit ses armes à Berlin avec Georg Waitz. La réprobation de Fustel envers les universitaires français qui allaient étudier en Allemagne fut telle que, lorsque son propre élève Camille Jullian entreprit ce voyage, il dut prétexter devant son maître qu’il agissait en tant que « boursier-espion ».
    Sans aucun doute, la réaction de Fustel face au conflit de 1870/1 eut des conséquences importantes sur son itinéraire intellectuel. Antiquisant jusque-là, il devint médiéviste après la guerre franco-prussienne, se lançant dans une Histoire des institutions politiques de l’ancienne France destinée à être prolongée jusqu’en 1789. Il décéda avant de pouvoir dépasser la période carolingienne.
    Une difficulté additionnelle se trouve dans la structure complexe de cette œuvre. Le premier volume de cette Histoire des institutions politiques…, consacré à L’empire romain, les Germains, la royauté mérovingienne, parut en 1874. Par la suite, il fut divisé en trois volumes publiés entre 1888 et 1891. Il allait être suivi de trois autres volumes sur L’alleu et le domaine rural pendant l’époque mérovingienne (1889), Les origines du système féodal, le bénéfice et le patronat (1890) et Les transformations de la royauté pendant l’époque carolingienne (1892). Fustel étant décédé en 1889, ces œuvres furent éditées par Jullian.
    Les six volumes de l’Histoire des institutions politiques… constituent une analyse majeure, quoique imparfaite, de l’époque romaine tardive et post-romaine dans l’espace qui allait devenir la France. Leur ampleur les rend difficiles à suivre : en particulier, la construction générale de l’argumentation pose problème, d’une part parce que l’œuvre fut laissée inachevée, les deux derniers volumes ayant été complétés par Jullian à partir d’articles publiés précédemment, et d’autre part parce que Fustel s’adonnait parfois à des retours en arrière, revenant sur des données qu’il avait déjà traitées plus haut.
    L’auteur présente son œuvre comme n’étant fondée que sur les sources. Dès le départ, il fut critiqué pour son échec à distinguer entre des sources authentiques ou falsifiées – une critique qui, bien que justifiée sur certains points de détail, ne compromet en rien l’argument général de Fustel. Dans les faits, bien qu’affirmant s’être concentré uniquement sur les sources par souci de vérité, il avait, à en croire Jullian, lu toute l’historiographie antérieure, et de fait, il se positionnait souvent contre elle, en particulier contre l’essentiel de ce qui avait été publié depuis la Révolution. En effet, son interprétation ressemble beaucoup à celle de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos en 1735. Selon ce dernier, les barbares s’installant en Gaule ne détruisirent pas l’Eempire romain : ils étaient davantage les piliers de Rome dans un monde en voie de disparition. Comme Du Bos, Fustel réfuta l’idée selon laquelle les barbares (Goths, Francs et Burgondes) auraient détruit l’Empire romain. Dans le contexte post-1870, cela revenait à nier l’importance des peuples germaniques dans l’histoire de l’Europe ; mais simultanément, cela contrastait avec le caractère destructeur généralement attribué aux populations germaniques par les universitaires français à la même période. Ainsi, même si Fustel affirmait ne fonder sa recherche que sur les sources, il est difficile de nier les implications que son argumentaire pouvait avoir après la guerre franco-prussienne.
    Cela dit, même si Fustel donnait un sens essentiellement anti-germanique à l’essor des Mérovingiens, l’entreprise qu’il avait prévue avait pris tant d’ampleur qu’elle ne pouvait se cantonner à une négation simpliste des conséquences engendrées par les peuples germaniques. Malgré le titre général de l’œuvre, les phénomènes qui intéressaient Fustel étaient autant sociaux que politiques. Un thème récurrent à travers son œuvre est la transformation des liens de patronage antiques en relations féodales, que l’historien considérait comme du patronage transformé, ce qui revenait à nier, une nouvelle fois, toute influence germanique dans l’émergence du féodalisme. Sa perception des processus à l’œuvre dans une société rappelle les intérêts qu’il manifestait déjà dans La cité antique, même si on ne retrouve plus, dans l’Histoire des institutions politiques…, le facteur religieux qu’il avait souligné dans son premier livre. Son attention au fonctionnement global d’une société explique l’influence qu’il a exercée sur le développement scientifique de l’anthropologie sociale, et de fait, à l’École normale supérieure, il fut l’un des maîtres d’Émile Durkheim.
    Fustel décéda en 1889, à l’âge relativement jeune de 59 ans. Bien qu’il fût entré en conflit avec de nombreux chercheurs, l’importance de son œuvre fut reconnue même par des opposants comme Gabriel Monod. Mais le plus grand champion de son œuvre resta Camille Jullian : non seulement celui-ci rassembla les notes de son maître pour publier l’Histoire des institutions politiques…, mais il collecta et révisa également de nombreux articles qu’il rassembla en un volume de Questions historiques paru en 1893. Une décennie après le décès de Fustel, la réputation de ce dernier était donc bien établie. Pourtant, elle fut menacée par des facteurs non-académiques au début du XXe siècle. En 1905, Charles Maurras décida d’organiser une célébration nationale à l’occasion du 75e anniversaire de la naissance de Fustel. Alors que les opinions politiques de ce dernier, de plus en plus républicaines au fil du temps, étaient éloignées du royalisme réactionnaire de Maurras et de l’Action Française, le médiéviste avait pourtant dispensé une série de cours pour l’impératrice Eugénie, et pouvait être présenté comme un patriote dans le sillage de sa dispute avec Mommsen et l’historiographie allemande. En conséquence, Fustel fut transformé en historien de droite, ce qu’il n’était pas. Pour cette raison, toute la grande génération d’historiens français de gauche (en particulier Marc Bloch et Georges Lefebvre), tout en reconnaissant la qualité de l’œuvre de Fustel, la citèrent moins qu’ils n’auraient pu le faire en d’autres circonstances. C’est pourquoi l’une des plus grandes réussites universitaires du XIXe siècle se vit lourdement sous-estimée jusqu’à nos jours.


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  • Bibliographie

    Ian N. WOOD, 8 juin 2015

    De l’usage de Fustel de Coulanges

    - P. GEARY, Historians as Public Intellectuals, Southampton, 2007.
    - A. GRACEFFA, [Les historiens et la question franque : le peuplement franc et les Mérovingiens dans l’historiographie française et allemande des XIXe-XXe siècles, Turnhout, 2010.
    - F. HARTOG, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, 1988.
    - I.N. WOOD, The Modern Origins of the Early Middle Ages, Oxford, 2013.


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