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  • De l’usage du genre en Histoire médiévale

    Didier LETT, 18 janvier 2012 | 21 décembre 2010
    Genre |

    Didier LETT

    (Professeur d’Histoire médiévale de l’Université Paris 7)


    Il existe un vif contraste entre le dynamisme et la reconnaissance institutionnelle de la gender history aux États-Unis et la timidité des travaux dans la plupart des pays européens. Le genre s’avère pourtant un formidable moyen d’interroger autrement (et de déconstruire) la documentation sur laquelle nous travaillons. Il oblige en outre à prendre en compte le « sexe social » des acteurs, à mettre au jour les mécanismes des relations entre hommes et femmes, à réfléchir sur les formes de domination masculine et à s’interroger plus généralement sur les catégories sociales.

    L’histoire du genre est un mouvement, étroitement et historiquement lié à l’histoire des femmes. Ces dernières devenant des actrices à part entière de l’histoire, il devient possible d’observer les relations qu’elles entretiennent avec les hommes et de dévoiler comment on assigne des statuts, des rôles et des identités à chacun. Le Moyen Âge est marqué par une forte distinction et une hiérarchie entre les deux sexes légitimées par la Bible. La femme doit être soumise à l’homme car Ève est une création seconde et une création dérivée : l’homme a été créé avant la femme ; cette dernière procède de lui et n’est pas à l’image de Dieu ; c’est Adam qui a nommé la femme après la Chute dont Ève est rendue responsable.

    Adopter une « démarche de genre » doit permettre également de relire de manière sexuée les phénomènes sociaux, économiques, culturels, politiques, etc., depuis toujours masculinisés sous une apparence de neutralité et, par conséquent, de réécrire autrement l’histoire médiévale : une approche mixte des grands événements ou concepts (« Renaissance du XIIe siècle », naissance des universités, pratique de l’écrit, théories des âges de la vie, Guerre de Cent Ans, etc.).

    Faire l’histoire du genre, c’est aussi, dans l’optique adoptée par le postmodernisme de Joan Scott et l’histoire culturelle américaine, s’interroger sur le principe de partition entre hommes et femmes et ses significations dans les discours. Intégrant pleinement les travaux de Michel Foucault ou de Jacques Derrida pour leur méthode de déconstruction du discours (la French Theory), cette démarche, revisitée par les chercheurs américains, cherche à comprendre comment les sociétés différencient les hommes et les femmes, comment se construit le savoir culturel sur la différence des sexes et quels sont ses effets de pouvoir.

    Un des apports les plus récents et les plus prometteurs du genre est l’histoire du masculin et des masculinités (men’s studies), c’est-à-dire l’élaboration d’une histoire des hommes en tant qu’hommes, êtres sexués. Dans l’histoire et dans l’historiographie, les hommes ont toujours été la norme à partir de laquelle se sont définies les autres catégories. Paradoxalement, cette omniprésence les a rendus invisibles. Dans un contexte médiéval de survalorisation de la chasteté, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ce que Ann McNamara a appelé la « question de l’homme » (Herrenfrage) ou une crise d’identité masculine dans le cadre de la réforme dite grégorienne, avec la victoire du célibataire sur l’homme marié dans la lutte pour le pouvoir : « Peut-on être un homme sans déployer les plus évidents attributs biologiques de la masculinité ? ».

    Un cinquième usage consiste à confronter le genre à d’autres catégories d’analyse. Il convient, en effet, d’être vigilant à ne pas enfermer l’histoire du genre dans une théorie globalisante qui expliquerait tout mais de veiller à réintégrer la pertinence d’autres types de relations socioculturelles. Le genre est un critère de distinction parmi d’autres : âge, génération, ordre, condition sociale, appartenance urbaine ou rurale, position dans la parenté, etc. Il convient d’analyser les articulations du genre à ces autres formes de distinction, de voir en quoi l’une domine les autres ; éviter le piège qui consisterait, à chaque fois, à affirmer que la notion de genre est déterminante pour analyser les relations sociales.

    Ce travail de confrontation permet de mettre un pluriel à féminin et à masculin, c’est-à-dire de montrer l’extrême hétérogénéité du groupe des femmes et du groupe des hommes. On sait combien, pour les femmes médiévales, le critère d’âge et de position dans le cycle de vie et dans la parenté, est prédominant : elles sont tour à tour, « fille de », « épouse de », « veuve de », identités qui impliquent des statuts, des rôles sociaux et un pouvoir très différents. De la même manière, les rapports sociaux de sexe varient profondément en fonction du milieu social considéré dans chaque segment de la société en opposition à une autre catégorie : pour les chevaliers, la masculinité se comprend comme le contraire de la féminité et comme la domination par la violence sur les autres (hommes et femmes) ; dans le monde universitaire, l’homme s’oppose à l’animal et la domination s’opère par la rationalité ; dans le monde de l’apprentissage la masculinité se présente essentiellement comme l’opposé de la jeunesse (Ruth M. Karras).

    Enfin, un sixième emploi s’intéresse aux distorsions entre sexe anatomique et genre. Une tendance forte en science sociale (pas seulement en histoire), presque « naturelle », est de plaquer un sexe sur un genre. Or, on le sait, il existe, dans tous les contextes historiques, des distorsions entre les deux : les études les plus récentes sur le travestissement, les homosexualités, l’androgynie (les queer studies aux États-Unis), insistent sur la fluidité du genre et montrent combien il est artificiel de définir l’hétérosexualité comme la norme ; cette dernière étant souvent une construction commode pour définir a contrario les autres formes de sexualité comme perverses et anormales. Il n’y a pas opposition entre genre et sexe mais constante articulation du genre avec la sexualité. Il existe au Moyen Âge une contradiction majeure entre la condamnation sans appel de l’homoaffectivité ou l’homoérotisme et la survalorisation d’un monde profondément homosocial.


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  • Bibliographie

    Didier LETT, 23 janvier 2012 | 21 décembre 2010
    Genre |

    De l’usage du genre

    - LAUWERS Michel , « L’institution et le genre. À propos de l’accès des femmes au sacré dans l’Occident médiéval », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 2, 1995, p. 279-317.
    - KLAPISCH-ZUBER Christiane, « Masculin/féminin », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt dir., Paris, Fayard, 1999, p. 655-668.
    - Genders and Others Identities in the Middle Ages. The Interplay of Differences, S. Farmer et C. Braun Pasternack éd., University of Minnesota Press, Minneapolis, 2002.
    - KARRAS Ruth Mazo, From Boys to Men. Formations of Masculinity in late Medieval Europe, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003.
    - DALARUN Jacques, BOHLER Danielle et KLAPISCH-ZUBER Christiane, « La différence des sexes », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, J.-Cl. Schmitt et O.G. Oexle dir., Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2002, p. 561-582.
    - BÜHRER-THIERRY Geneviève, LETT Didier et MOULINIER Laurence, « Histoire des femmes et histoire du genre dans l’occident médiéval », Historiens et Géographes, 392, 2005, p. 135-146.


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