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... hagiographie

  • De l’usage de l’hagiographie en Histoire médiévale

    Monique GOULLET, 1er octobre 2012 | 8 février 2012

    Monique GOULLET

    (Directrice de recherche au CNRS - LAMOP)


    L’hagiographie est un genre introuvable, et ce n’est d’ailleurs ni un genre, ni une catégorie littéraire, ni même un type de discours. Aucun auteur de l’Antiquité chrétienne et du Moyen Âge ne s’est jamais dit hagiographe. Le mot « hagiographie » n’existait pas alors, tout au moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’écriture de la sainteté (sens étymologique d’« hagio-graphie ») n’est pas sentie comme une littérature spécifique à l’époque tardo-antique et médiévale ; en témoigne Grégoire de Tours, selon qui ses Dix livres d’Histoire et ses livres dédiés à la louange des saints (In gloria martyrum, confessorum...) sont une seule et même œuvre, dans la continuité des Histoires ecclésiastiques des premiers siècles chrétiens. Le mot et le concept dont nous avons hérité sont en effet une riposte apologétique de la Contre-Réforme : devant les attaques protestantes visant l’abus du culte des saints – dénoncé comme proche de la superstition et du polythéisme – les premiers bollandistes (du nom de leur chef de file le jésuite Jean Bolland) se chargèrent de publier les écrits concernant les saints dans les Acta sanctorum. Le commentaire qui, dans ces volumes, introduit les Vies, Miracles ou récits liés aux reliques (translations, élévations, etc.) est souvent plus long que les textes eux-mêmes, car il tient lieu de « preuve » de la sainteté de celui qui est célébré : l’entreprise que son inspirateur, Héribert Rosweyde, avait voulue philologique devint ainsi apologétique avec Jean Bolland. En 1643 ce dernier publia le premier volume des Acta sanctorum, et au total soixante-six volumes in-folio, dans laquelle les saints sont classés selon l’ordre du calendrier, parurent jusqu’en 1925. Cette série est un formidable révélateur des évolutions intellectuelles et idéologiques de quatre siècles d’édition et de critique bollandiennes. Interrompue à la date du 10 novembre faute de pouvoir satisfaire aux nouvelles exigences critiques du temps, elle se poursuivit et se poursuit encore aujourd’hui sous une autre formule, à savoir la publication régulière d’une revue, les Analecta Bollandiana, et une collection, les Subsidia hagiographica, dans lesquelles est pratiquée une critique textuelle de type scientifique, aux antipodes du discours apologétique des pionniers.
    L’attitude des historiens envers les textes hagiographiques a longtemps été déterminée par leurs convictions religieuses personnelles. Après avoir été la bête noire de beaucoup sous la IIIe République (en 1927 Ferdinand Lot la qualifiait d’odieux fatras et la comparait au roman-feuilleton), l’hagiographie s’est vu peu à peu redorer son blason pour des raisons qui frôlent cependant le malentendu, car chacun y a grapillé ce qui l’intéressait, qui des renseignements toponymiques et onomastiques, qui des faits à valeur historique, qui des renseignements sur le culte, au prix d’un « charcutage » des textes. L’hagiographie connut un premier salut dans ce qu’on a appelé l’« histoire des mentalités », qui fit entrer l’histoire religieuse de plain pied dans l’anthropologie historique et l’histoire sociale. L’intérêt que lui portèrent un peu plus tard les « littéraires » se conjugua à celui des historiens en l’arrachant aux préjugés confessionnels et en la replaçant dans l’histoire longue des formes qu’elle véhicule : il existe en effet une double filiation entre la Vie de saint d’une part et, d’autre part, la biographie antique et surtout tardo-antique (les Vies des philosophes néo-platoniciens, par exemple) et la tradition du discours d’éloge privé ou public (l’oraison funèbre, l’éloge administratif). La plupart des stéréotypes du discours hagiographique se trouvent déjà dans les textes antiques profanes, qu’ils soient narratifs (biographies) ou épidictiques (éloges) : 1) le saint est un être prédestiné, dont la naissance est souvent entourée de merveilleux ; 2) c’est un puer-senex, sage avant la date, qui ignore les jeux d’enfants, car le temps de la sainteté participe du projet divin et échappe à la linéarité du temps humain ; 3) il triomphe des tentations ; 4) la liste de ses vertus (virtutes) est modulable à souhait ; 5) ces vertus se matérialisent par des actes concrets comme les aumônes, et par des manifestations thaumaturgiques elles aussi appelées virtutes, ou bien signa, miracula, mirabilia ; 6) le saint est souvent désigné comme un être asocial, mort au monde, subissant des humiliations et des mauvais traitements de la part d’autrui et s’infligeant des abaissements volontaires ; il est tiraillé entre le désir de se retirer du monde et les sollicitations de ce monde ; 7) lui, ou son entourage, ont la prescience de sa mort. Il s’agit moins là de faits ou d’actions véritables que de traits symboliques à valeur exemplaire. Selon la formule de Michel de Certeau, en hagiographie « tout est donné dès l’origine […] ; l’histoire est alors l’épiphanie progressive de ce donné […] ; le saint est celui qui ne perd rien de ce qu’il a reçu ».
    Du point de vue anthropologique, la sainteté ressortit donc à la catégorie du charisme. Pourtant la narration hagiographique ne saurait se réduire à l’expression de la sainteté : pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait actions (acta ou actus, gesta), fussent-elles attendues, convenues et stéréotypées : le locus communis porte alors bien son nom, car loin d’être un simple cliché, il devient un lieu commun, où toute la communauté culturelle se retrouve autour des valeurs qu’elle partage. Quand l’hagiographe ne sait rien de la biographie d’un saint, il invente en puisant dans le fonds commun des « bonnes actions » et des miracles de toutes sortes ; il « invente », c’est-à-dire qu’il « entre dans » (in-venit) et retrouve quelque chose qui existait déjà, en se gardant surtout d’innover et de créer quelque suspense que ce soit. Cela place résolument l’hagiographie du côté de la littérature, même si elle appartient aussi à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, à la liturgie. Le discours hagiographique, fondé sur la répétition et sur la commémoration, donne donc rarement une image immédiate de la société qui le produit. Il est pris dans un réseau intertextuel très dense, ce qui n’implique aucunement, loin s’en faut, une dévalorisation de l’hagiographie comme source historique. Mais elle est à manier avec précaution, comme toutes les sources.


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  • Bibliographie

    Monique GOULLET, 1er octobre 2012 | 8 février 2012

    De l’usage de l’hagiographie

    - VAUCHEZ André, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, École française de Rome, 1981.
    - DUBOIS Jacques et LEMAÎTRE Jean-Loup, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, 1993.
    - « La fabrication des saints », Terrain, 21 (1996).
    - PHILIPPART Guy, « L’hagiographie comme littérature : concept récent et nouveaux programmes ? », Revue des sciences humaines, 251 (1998), p. 11-39.
    - Hagiographica, VI (1999), p. 1-168 : « Panorama de trente années d’études hagiographiques », par J. Martinez Gasquez pour l’Espagne, F. Dolbeau pour la France, M. Lapidge pour les îles britanniques, F. Prinz pour l’Allemagne, P. Golinelli pour l’Italie, R. Godding pour la Belgique, et A. B. Mulder-Bakker pour les Pays-Bas.
    - GOULLET Monique, Écriture et réécritures hagiographiques. Essai sur les réécritures des Vies de saints dans l’Occident latin médiéval, Turnhout, Brepols, 2005 (coll. Hagiologia).
    - De Rosweyde aux Acta Sanctorum. La recherche hagiographique des Bollandistes à travers quatre siècles, Robert Godding, Bernard Joassart, Xavier Lequeux, François De Vriendt, Bruxelles, Société des Bollandistes, 2009.


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