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... honneur

  • De l’usage de l’honneur en Histoire médiévale

    Antoine DESTEMBERG, 18 novembre 2013

    Antoine DESTEMBERG

    Maître de conférences à l’Université d’Artois, Lille Nord de France


    La consultation de l’entrée honor du Mediae Latinatis Lexicon Minus de J. F. Niermeyer, et des 26 définitions successives que celui-ci propose, suffit à faire prendre conscience du terrain mouvant devant lequel l’historien de la période médiévale se présente quand il se confronte au terme et à la notion d’honneur : fidélité vassalique, cadeau, rang social, intégrité des biens et des droits, inviolabilité des églises, statut protégé des clercs, charge publique élevée et exercice de cette charge, dignité ecclésiastique, bénéfice ou fief, cure, tenure paysanne, territoire, privilège, souveraineté, ordre sacré, etc. Ce vaste champ définitoire, aux contours incertains et aux occurrences redondantes, fut probablement – et de façon largement paradoxale – l’une des causes de la durable méfiance des médiévistes vis-à-vis de cette notion ; comme si, par une curieuse logique interprétative, la forte récurrence du terme et de ses déclinaisons lexicales avait justement constitué la preuve de sa vacuité. De façon significative, il fallut attendre 1996 pour que soient publiés les cours au Collège de France que Lucien Febvre consacra, durant les années 1945-1947, au couple « honneur et patrie » : le titre de ces leçons traduisait le ton de l’immédiat après-guerre, mais les réflexions de l’historien sur la notion d’honneur puisaient dans les fondements historiques de ce « très vieux mot, dérivé du latin, mot médiéval, mot qui a joué un grand rôle pendant tout le Moyen Âge, mot qui a traduit avec force les sentiments des hommes du Moyen Âge pendant des années ». Il n’y eut guère, à cette date, que Léon Halkin pour réagir à ce vide historiographique et plaider à son tour, dans les Annales, « pour une histoire de l’honneur » (1949).
    Sous l’influence des études ethnologiques consacrées, à partir des années 1960, aux sociétés traditionnelles de l’espace méditerranéen (P. Bourdieu, J. G. Peristiany, J. Pitt-Rivers), les historiens médiévistes portèrent d’abord attention à la dimension anthropologique de la notion et s’appliquèrent à en souligner le caractère impératif et globalisant, les stratégies de préservation de l’intégrité de ce capital symbolique face au risque du déshonneur et de la honte, et son lien avec le phénomène de la vengeance. Ce sont surtout les historiens de la justice qui soulignèrent, dès le début des années 1990, à quel point l’honneur et sa défense constituaient un impératif justifiant le recours à des formes ritualisées de la violence, que les institutions judiciaires des États naissants de la fin du Moyen Âge ne parvenaient pas à endiguer (C. Gauvard, R. Muchembled). L’honneur s’insérait dans un vaste système de l’échange symbolique et apparaissait comme une notion régulatrice du lien social, ne supportant aucune atteinte et obligeant les acteurs à agir selon une casuistique précise du défi et de la riposte. Depuis, l’attention des médiévistes s’est également portée sur les mécanismes de la reconnaissance sociale et politique de l’honorabilité, en soulignant le fait que l’honneur n’existait réellement que dans le regard des autres (T. Dutour, C. Gauvard, B. Guenée, D. Smail). Cette dimension publique de l’honneur renvoyait, d’une part, à la fabrication de la réputation ou de la renommée qui s’apparentait à une forme de reconnaissance sociale, plus ou moins informelle, d’un mérite individuel ou collectif. D’autre part, cette reconnaissance pouvait prendre une dimension plus politique, établissant une forme de préséance ou de hiérarchie, passant par l’attribution de gratifications symboliques ou de privilèges venant sanctionner un rang ou « état » (status) dans l’ordre socio-politique. L’historiographie a également fait sienne la remarque de Lucien Febvre qui constatait que l’honneur, en tant que « sentiment », était souvent plus lisible à travers son pendant négatif, la honte, que dans son expression directe. Les usages littéraires, théologiques et sociaux de la honte durant la période médiévale constituent ainsi un champ d’études récemment réinvesti et qui contribue, en creux, à la définition des contours de l’honneur (Y. Robreau, B. Sère et J. Wettlaufer).
    Si la notion d’honneur est, à présent, devenue une préoccupation plus affirmée des médiévistes, son histoire médiévale est encore loin d’être épuisée. Entre l’honor des premiers siècles du Moyen Âge, qui désignait principalement une charge publique, son exercice et les biens qui lui étaient liés, et la charge sociologique que la notion d’honneur a prise à la fin de la période, de telles évolutions sémantiques sont aussi le reflet des transformations de la société médiévale tout entière. Dépassant l’acception matérielle qui avait jusqu’alors prévalue, c’est à partir du XIe siècle que la notion d’honneur prit une connotation symbolique, probablement en lien avec la pensée sociale de la Réforme grégorienne : autant qu’un fief ou une charge publique, l’honor désigna dès lors une dignité, un rang ou un statut social élevé, parfois sanctionné par des dispositions juridiques ou privilèges. Ce fut notamment le cas de l’« honneur clérical » qui désignait l’inviolabilité des biens d’Église et le statut protégé des clercs, et qui imposait que les laïcs manifestent des gestes de révérence à leur égard. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, sous l’effet conjugué de la culture courtoise, d’une part, de la « renaissance du droit » et du développement de la procédure inquisitoire, d’autre part, l’honneur tendit à se confondre de plus en plus avec la renommée, la réputation ou encore la fama. C’est également à partir du XIIIe siècle qu’une littérature savante empreinte des legs aristotéliciens se diffusa et tendit à valoriser la dimension éthique de l’honneur, jusqu’alors réservée à l’idée d’honestas : comme l’écrivait Thomas d’Aquin, l’homme d’honneur est celui qui est mu par un « habitus vertueux ». Promue en véritable vertu sociale, la notion prit, à la fin du Moyen Âge, une valeur de justification pour des institutions ou des groupes qui cherchaient à s’affirmer dans le paysage social : la compétition sociale et politique était pensée comme une compétition de l’honneur et chacun cherchait à se parer d’un discours d’auto-célébration de son honorabilité, qu’il aspirait à voir reconnaître publiquement.
    Il convient donc de se garder de considérer l’honneur comme une donnée unique et intangible, quelle que soit l’époque, l’espace ou la catégorie sociale étudiés. Les discours produits par le clergé et la noblesse, tendant à réserver cette valeur aux seules catégories dominantes, ne reflétaient pas la réalité d’une dignité que revendiquaient les non-nobles comme les nobles, les bourgeois comme les paysans, les femmes comme les hommes, chacun de ces groupes contribuant à adapter les contours de leur propre honorabilité : l’honneur d’un noble ou d’un chevalier, valorisant les vertus du sang ou la prouesse guerrière, n’était pas celui d’un bourgeois ; l’honneur des clercs, valorisant la sagesse, l’humilité et la continence, n’était pas celui des laïcs ; et l’honneur des femmes, valorisant la vertu sexuelle, n’était pas celui des hommes. Loin de constituer une entrave à sa compréhension, l’étendue et la variété du champ sémantique de l’honneur permettent au contraire de souligner la prégnance et la vivacité d’une notion systémique, où chaque occurrence – ou manifestation – doit être envisagée comme une ramification d’un vaste réseau sémantique et sémiotique qui faisait sens pour les acteurs de la société médiévale. Ni fourre-tout d’une littérature morale désuète, ni marais insondable d’une rationalité médiévale supposée incertaine, l’honneur est une « catégorie » médiévale qu’il convient d’étudier en tant que telle, pour en restituer, avec nuances, toute l’épaisseur historique.


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  • Bibliographie

    Antoine DESTEMBERG, 28 novembre 2013 | 18 novembre 2013

    De l’usage de l’honneur

    - DUTOUR Thierry, Une société de l’honneur. Les notables et leur monde à Dijon, à la fin du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 1998.
    - Fama. The Politics of Talk and Reputation in Medieval Europe, Thelma FENSTER et Daniel L. SMAIL dir., Ithaca-Londres, Cornwell University Press, 2003
    - GAUVARD Claude, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1991.
    - GAUVARD Claude, « Honneur », dans Dictionnaire du Moyen Âge, C. GAUVARD, A. DE LIBERA et M. ZINK dir., Paris, PUF, 2002, p. 687-689.
    - ROBREAU Yvonne, L’honneur et la honte. Leurs expressions dans les romans en prose du Lancelot-Graal (XIIe-XIIIe siècles), Genève, Droz, 1981.
    - SÈRE Bénédicte et WETTLAUFER Jörg, Shame between punishment and penance. The social uages of shame in the Middle Ages and early modern times / La honte entre peine et pénitence. Les usages sociaux de la honte au Moyen Âge et au début de l’époque moderne (Colloque international, Paris, 21-23 octobre 2010), Florence, SISMEL-Ed. del Galluzzo, 2013 (Micrologus’ Library, 54).


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