NOTE : English translation is in progress
Enseignant-chercheur à l’université de Bourgogne
Si nous, modernes, rangeons sous la catégorie de « liturgie » l’ensemble des rituels par lesquels les clercs et les fidèles de l’Église latine célébraient la gloire du Dieu créateur (notamment par les heures canoniales) et en recevaient la grâce par le canal des sacrements, le mot était très peu familier aux auteurs médiévaux. On chercherait en vain, à cette époque, un traité De liturgia. Les traités De officiis, en revanche, abondent. C’est par officium, en effet, que l’on désignait les actes publics du culte. Le choix est loin d’être anodin : en jouant sur une filiation cicéronienne, reprise par Ambroise de Milan, il s’installe d’emblée dans la dialectique entre nouveauté du système chrétien et héritage cérémoniel des civilisations antérieures, tant le monde classique que la synagogue.
Ainsi, prendre la mesure exacte des rites célébrés dans les officia ecclesiastica, c’est restituer le discours le plus insistant (par sa répétition structurelle) que le corps pastoral ait dispensé à l’Ecclesia, et comprendre du même coup l’activité principale, en durée comme en valeur, de ses ministres. Sur ce dernier point d’ailleurs, beaucoup reste à faire pour convaincre les historiens : combien d’études d’un chapitre, d’un monastère ou d’une congrégation s’en tiennent encore à des analyses de l’organisation institutionnelle, voire des revenus seuls, sans jamais évoquer ce qui était au cœur même du propositum monastique ou canonial ?
Mais comment aborder l’histoire du culte chrétien au Moyen Âge ? Le chercheur contemporain est quelque peu désarmé devant un secteur demeuré très longtemps le terrain réservé des clercs savants, appliqués à faire l’archéologie et la théorie de ce qui demeurait leur pratique. Ce temps est bien fini. Le décès du P. Gy, OP, en 2004, pourrait en figurer symboliquement la clôture. Mais les travaux qui lui étaient propres continuent d’imposer leur marque : pour le meilleur quand il s’agit de fournir de solides et commodes éditions de textes de référence (comme les Ordines romani de M. Andrieu ou le Pontifical de C. Vogel), pour le moins bon quand il s’agit de débattre à l’infini sur la généalogie des sacramentaires, question largement sans objet, comme a su le dire Philippe Bernard.
Le haut degré de technicité philologique ainsi imposé aux études liturgiques, s’il peut être gage de leur pertinence, a eu aussi quelque chose d’un « grand renfermement » : en barrant l’accès aux textes de phénoménaux appareils critiques, on suggérait (consciemment ou non) que ces documents étaient d’une grande difficulté, inaccessibles aux profanes, compréhensibles seulement par quelques praticiens chevronnés. Le caractère ésotérique d’un certain discours musicologique appliqué au chant d’église a eu le même effet. Il importe de dire qu’il n’en est rien, que les pièces liturgiques sont des documents historiques comme les autres, qu’ils ne sont pas plus (ni moins !) inintelligibles qu’une charte de donation ou un inventaire, et qu’en conséquence ils sont parfaitement utilisables aux fins de la seule histoire qui vaille –l’histoire sociale.
Écrire une histoire sociale de la liturgie, c’est sans doute d’abord en proposer un abord phénoménologique, chercher à en préciser le cadre, les acteurs, les objets, les langages (verbaux ou non)… La question de l’espace est ici particulièrement importante. L’un des appels d’air les plus puissants en vue d’un renouvellement du champ a été provoqué par le dialogue entre archéologues et historiens des textes. Le passage d’une approche purement formelle des édifices anciens, enfermée dans un corpus de références circulaire, à une lecture plus fonctionnelle, soucieuse de la destination des espaces, a amené les historiens de l’architecture et les archéologues du bâti à s’interroger sur les localisations, les déplacements, les polarités dans « la maison Dieu » (D. Iogna-Prat). De même, la définition du sanctuaire peint comme « lieu d’images » (J. Baschet) a fait sortir l’iconographie de son splendide isolement.
De grandes enquêtes comme celles qui se sont multipliées ces quinze dernières années sur l’autel médiéval, sa matérialité, sa place dans l’espace cultuel, ses usages, ses interprétations symboliques, sont l’un des beaux fruits d’un tel dialogue. Le principe est acquis désormais d’échanges autour de nouvelles découvertes parfois énigmatiques, mais aussi autour de la mise à l’épreuve des « évidences » textuelles en trois dimensions. Reste, bien sûr, et à inscrire les observations dans de véritables « séries » hors desquelles il n’y a qu’anecdote et à s’entendre sur le vocabulaire : la valse-hésitation entre chœur liturgique (espace des stalles) et chœur architectural (extrémité orientale de l’édifice), par exemple, montre que tout n’est pas encore acquis…
Une autre question décisive est celle des acteurs de la liturgie. La dimension de « mise en scène » est considérable dans l’action sacrée, singulièrement au service du principe hiérarchique. Lorsque les ministres entrent dans l’église, lorsqu’ils prennent place au voisinage plus ou moins proche de l’autel, à des altitudes diverses, leur installation traduit avec une grande précision la gradation complexe des ordres hiérarchisés qui ordonnent le clergé. Les glossateurs liturgiques ne s’y sont pas trompés, qui ont consacré de longs chapitres à ces déploiements. Ainsi, la valorisation de l’eucharistie comme centre et sommet du cycle rituel a puissamment contribué à faire émerger la figure du « simple prêtre » de son ombre initiale (sacerdotes secundi ordinis) pour en faire ce « maître des âmes » autour de qui s’organise la civilisation paroissiale à son apogée. À l’inverse, l’insistance sur la messe de l’évêque comme seule forme vraiment solennelle du culte public a été, au moment même où la fonction épiscopale d’enseignement était mise en crise par l’Université et la fonction judiciaire confisquée par l’Inquisition, l’un des moyens par lesquels les prélats ont sauvé leur domination symbolique sur la société chrétienne.
On mesure par ces notations brèves combien l’histoire de la liturgie ne saurait prendre son plein sens si elle n’est menée de pair avec l’histoire des doctrines. Comprendre le développement des rites de vénération de l’hostie consacrée exige de saisir les transformations profondes de la théologie eucharistique lorsque s’est imposée l’approche réaliste de la mutation substantielle. Interpréter la chronologie (d’ailleurs fort difficile à restituer) du passage de la grande pénitence publique quadragésimale à la confession auriculaire impose le recours au genre scolaire nouveau qu’est la théologie morale. Aller au-delà d’une approche microscopique et techniciste dans l’analyse des pratiques de sépulture (un thème de recherche étonnement fréquenté) suppose de mettre en perspective les rites de la mort dans une pensée de la communion des saints, prodigieux instrument destiné à maintenir les morts dans la société chrétienne.
De telles injonctions pourraient être multipliées. Avouera-t-on que loin d’être un obstacle au choix de l’histoire de la liturgie, elles lui ajoutent un surcroît de séduction ? C’est l’un des plaisirs intellectuels de ce travail que d’appeler à la fois la connaissance d’un vocabulaire à la charmante désuétude, la fréquentation des dépôts de manuscrits, la visite des chantiers de fouille, le recours aux catégories des sciences sociales, la lecture assidue des traités et des sommes –et bien d’autres choses encore…
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De l’usage de la liturgie
VOGEL C., Introduction aux sources de l’histoire du culte chrétien au Moyen Âge, Spolète, CISAM, 1981.
PALAZZO E., Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2000.
SMYTH M., Ante altaria : les rites antiques de la messe dominicale en Gaule, en Espagne et en Italie du Nord, Paris, Cerf, 2007.
Bernard P., Transitions liturgiques en Gaule carolingienne, Paris, Hora decima, 2008.
RAUWEL A., « Les espaces de la liturgie au Moyen Âge latin », BUCEMA, h. s. 2 (2008) (En ligne : http://cem.revues.org/4392).
Espace ecclésial et liturgie au Moyen Âge, A. Baud dir., Lyon, MOM, 2010.