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... métaphore « historienne »

  • De l’usage de la métaphore « historienne » en histoire médiévale

    Joseph MORSEL, 3 avril 2017

    Joseph MORSEL

    Maïtre de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


    La métaphore est une figure de rhétorique définie comme « transport de sens » d’un signe à un autre : l’expression d’une « réalité » au moyen d’un autre référent utilisé au sens figuré, comme une image, par un procédé implicite d’analogie univoque. Procédé « implicite » en raison de l’absence du marqueur « comme » et, le plus souvent, de verbes établissant une équivalence comme le verbe « être » – bref, « le poète est comme un albatros » n’est pas, stricto sensu, une métaphore, mais « l’albatros » peut le devenir dès lors que le mot est employé seul, notamment par d’autres auteurs et/ou dans d’autres contextes) ; analogie « univoque » dans la mesure où le rapport se limite à deux termes mis en équivalence (A exprimé par B) et non pas à des rapports (A étant à B ce que C est à D), double système d’analogies qu’on qualifiera alors plutôt d’homologie. Ce caractère univoque ne doit cependant pas faire accroire que la métaphore consiste en la mobilisation d’un simple mot pour « faire joli » (stylistique) : la raison d’être de la substitution d’un mot à un autre n’est pas seulement de rendre plus claire une notion en lui associant une image, en la montrant au lieu de la démontrer abstraitement, elle est surtout liée à l’enrichissement de la notion d’origine par les connotations de la métaphore adoptée – et c’est uniquement ainsi qu’on peut parler de « transport de sens ». Par conséquent, la métaphore est le résultat d’une opération intellectuelle infiniment plus riche qu’une simple figuration – et l’on aurait tort de considérer que les connotations induites par telle métaphore ne sont que fioritures sous prétexte qu’elles sont « figurées », comme si le sens des mots était déterminé par le rapport signifiant/signifié et non pas par le rapport des signifiants.
    La société médiévale a, comme sans doute toutes les autres, recouru à diverses métaphores pour exprimer des éléments abstraits – mais la métaphoricité proprement médiévale doit faire l’objet d’une autre notice : ici, il ne va être question que de l’usage de la métaphore par les historiens (donc la métaphore « historienne », par opposition à la métaphore médiévale). La métaphore présente en effet pour le médiéviste un ordre de difficulté qu’il partage avec l’ensemble des historiens : l’usage qui en est fait dans l’écriture historienne (et pas seulement dans la documentation historique, ici médiévale). Le langage des historiens (entre autres) est ainsi rempli de telles métaphores, à commencer par celles des « sources » ou des « traces ». Certains médiévistes recourent aussi volontiers à la métaphore dans leur pratique d’écriture, essentiellement dans deux cas de figure. D’une part, il peut s’agir de produire des effets de style – p.ex. lorsque G. Duby compare dans son Guillaume le Maréchal une charte « serrée dans un coffre » à des « paroles gelées », éveillant en nous l’idée d’une « longue conservation » par surgélation ; ces métaphores volontaires, qui correspondent au « style » d’un auteur, sont dites « vives » ou « d’invention ». Ou alors, d’autre part, l’historien reconduit l’usage de métaphores classiques, censées dispenser de tout développement – il s’agit alors de métaphores « lexicalisées » ou « d’usage » : c’est par exemple le cas de la « diffusion » (d’une idée, d’une pratique, d’une technique, etc.), ou des « relations horizontales » et « verticales » qui composent le « tissu social », ou encore de la « circulation des terres » – toutes métaphores qui tendent à « désocialiser » les phénomènes sociaux en les dotant de dynamiques ou existences propres.
    Or, dans les années 1970, H. White avait attiré l’attention sur le fait que l’écriture de l’histoire repose sur des procédures narratives identiques à celles qui gouvernent le récit de fiction, et en particulier l’usage des tropes (notamment la métaphore, l’ironie, la métonymie et la synecdoque). La chose est certaine, il suffit de devoir traduire en français des textes de collègues étrangers ou de devoir écrire soi-même des articles, des conférences ou des cours en langue étrangère pour prendre conscience de l’usage systématique que nous faisons des métaphores, et de certaines raisons pour lesquelles nous le faisons : par habitude collective ou tic de langage, par économie (au lieu d’une longue explication), par facilité (au lieu d’une démonstration), par choix (pour changer de perspective).
    De cela, on a tiré argument pour faire de l’histoire une forme redevable des mêmes approches que les textes littéraires, les historiens étant dès lors incapables de référer à quoi que ce soit hors d’eux-mêmes, donc à tenir le moindre discours réaliste sur des textes historiques. Cette dénégation de toute possibilité d’un discours « réaliste » (au sens de « non fictionnel ») commun se nourrit certainement aussi de la suspicion dans laquelle a été longtemps tenue la métaphore, non seulement chez les historiens mais dans l’ensemble des sciences, et dont G. Bachelard fournit peut-être la formulation la plus nette : « Une science qui accepte les images est, plus que toute autre, victime des métaphores. Aussi l’esprit scientifique doit-il sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores. »
    Ce rejet des métaphores, partagé par des historiens aux épistémologies aussi différentes que celles du positivisme ou de la Nouvelle Histoire – lesquels, cependant, n’ont cessé de l’employer (donc de façon subreptice, non construite) – a toutefois laissé place, depuis quelques années, à une appréciation beaucoup plus nuancée. On s’est rendu compte, d’une part, de la présence de métaphores dans des disciplines créditées (notamment aux yeux des historiens) d’une rigueur que l’usage des instruments mathématiques ou statistiques est censé garantir – comme l’économie, la biologie, la physique, et jusque dans les mathématiques alors qu’elles sont classiquement considérées comme la science de référence. Mais surtout on a reconnu, d’autre part, le caractère fécond de ces métaphores (comme le « décollage » économique, la « cellule » vivante ou l’« information » génétique, la « charge » électrique ou le « trou noir », etc.). Le désir d’une monosémie du vocabulaire scientifique ne serait par conséquent guère qu’un fantasme.
    La valeur créatrice de la métaphore a par conséquent été réévaluée, chez les historiens, p. ex. par A. Boureau et D.S. Milo, tandis que chez les sociologues J.-Cl. Passeron a entrepris de montrer à quelles conditions l’opération métaphorique peut être productive, à savoir par le contrôle permanent de l’opération analogique qui la sous-tend, seul moyen pour éviter qu’une métaphore vive, créatrice d’un point de vue analytique, ne se transforme en une métaphore fossilisée qui ne fonctionnera que comme une ornière interprétative. Ce faisant, la métaphore permet de dépasser le blocage engendré par le critère poppérien de la falsifiabilité pour distinguer les énoncés scientifiques et non scientifiques, puisque une métaphore est presque toujours à la fois vraie et fausse (ou ni l’une ni l’autre), ouvrant ainsi la possibilité de lectures opposées et cumulables (et non pas exclusives l’une de l’autre)... Une métaphore consistant à mobiliser une image pour rendre compte d’un phénomène observable à l’aide d’une hypothèse analogique (« tout se passe comme si... ») implicite, l’image entraîne nécessairement avec elle les multiples connotations qui constituaient son champ sémantique (puisque la métaphore consiste à transférer une structure de sens – l’image – dans un autre champ sémantique – celui des observations scientifiques – pour provoquer une collision contrôlée – comme dans un cyclotron, sauf qu’ici les particules sont des sèmes).
    Le problème en revanche de la métaphore fossilisée (lexicalisée) est que la collision sémantique n’est plus contrôlée : elle continue de se produire, c’est-à-dire que les connotations de l’image continuent de jouer sur le sens de l’objet observé, mais sans qu’on s’en rende compte. Par conséquent, la métaphore n’est en soi ni un obstacle ni un moteur du récit scientifique, tout dépend seulement de la fonction qui lui est attribuée dans le raisonnement scientifique. C’est ce qui rend nécessaire un droit de regard épistémologique sur sa présence dans le discours scientifique : non pas un regard de censeur ou de juge du bon usage (ou du bon goût), mais en examinant sa place, toujours datée et toujours transitoire, dans un système démonstratif donné.


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  • Bibliographie

    Joseph MORSEL, 3 avril 2017

    De l’usage de la métaphore « historienne »

    – Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, (1938) Paris, Vrin, 1975.
    – Hayden WHITE, Tropics of Discourse, Baltimore/Londres, John Hopkins Univ. Press, 1978.
    – Mary HESSE, « The Cognitive Claims of Metaphor », Journal of Speculative Philosophy, 2 (1988), p. 1-16.
    Alter histoire : essais d’histoire expérimentale, Alain BOUREAU, Daniel S. MILO (dir.), Paris, Belles Lettres, 1991.
    – Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
    – Evelyn FOX KELLER, Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie (1995), trad. fr. Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999.
    – Philippe CARRARD, Poétique de la Nouvelle Histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, 1998.


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