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  • De l’usage de Michelet en Histoire médiévale

    Benoît GREVIN, 18 janvier 2012 | 2 novembre 2010

    Benoît GRÉVIN

    (Chargé de recherche - CNRS, Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris)


    La lecture de l’œuvre de Jules Michelet (1798-1814) agit comme un stupéfiant non-avoué sur de nombreux médiévistes. La puissance d’évocation poétique de son Histoire de France, récemment rééditée, continue de conditionner des pans entiers de la production historiographique en superposant à la recherche, et surtout à la narration historique, l’ombre portée de récits fondateurs qui prennent par leur qualité stylistique et leur dramatisation valeur de mythe. Fresque des terreurs de l’an mil, démontées par la recherche contemporaine mais hantant encore les imaginaires, épopée de Jeanne d’Arc, fastes tragiques de la cour de Bourgogne ne sont à cet égard que quelques-uns des massifs narratifs les plus saillants parmi les milliers de récits de toute dimension égarés dans les espaces médiévaux de cet immense chantier romantique.
    Le statut « d’épopée prosaïque » et d’« encyclopédie romantique » de l’histoire de France assumé par l’œuvre de Michelet avec une force croissante depuis sa réhabilitation littéraire par Roland Barthes oblige le médiéviste à réfléchir à son emploi, alors que le bon sens heuristique commanderait de reléguer l’Histoire de France dans le strict champ de la consommation littéraire. Par leur méthode anté-positiviste, par leur date de rédaction précoce (sous la monarchie de Juillet, 1833-1844), les volumes médiévaux de l’Histoire se placent sous un régime épistémologique a priori trop décalé avec les usages supposés de l’historien contemporain pour présenter autre chose qu’un terrain miné à l’apprenti-médiéviste. Confusions chronologiques, approximations, lacunes, pèsent peut-être encore moins sur l’interprétation des chapitres médiévaux de l’Histoire que l’ensemble des torsions interprétatives qui s’expliquent par un projet idéologique cohérent : éclairer l’histoire de France depuis l’origine au flambeau de la Révolution conçue comme un avènement messianique donnant son sens au devenir de l’homme… Il y a donc loin de cette interprétation du Moyen Âge à l’histoire médiévale conçue par l’historien contemporain comme anthropologie historique et reconstitution dépassionnée de l’évolution des structures sociales et de leurs traductions culturelles.
    Les différentes sections médiévales de l’Histoire de France de Michelet ne forment pas un ensemble homogène, et cette hétérogénéité induit différents modes de lecture pour le médiéviste. La narration des temps mérovingiens et carolingiens, enveloppée de légendes et où le poids modeste de sources écrites – en l’absence de tout support archéologique, alors indisponible – ne suffit pas à lester le foisonnement narratif, est sans doute trop éloignée des présentations pédagogiques actuelles de la période 500-950 pour présenter le moindre risque de confusion avec elles. Les temps féodaux des Xe-XIIIe siècles forment une zone de transition où l’effet de brouillage narratif et conceptuel avec nos régimes d’historicité commence à se faire sentir, mais d’une manière encore faible, tant l’opposition entre les schèmes de narration (terreurs de l’an mil, féodalité) et l’état de la recherche actuelle reste patente. Pour les deux derniers siècles du Moyen Âge, où Michelet disposait de sources éditées et inédites bien plus nombreuses, et où il s’appuyait sur plusieurs travaux d’érudition remontant au XVIIIe siècle (Ordonnances des rois de France de la troisième race…) encore utilisables, son récit atteint par endroits une quasi-similitude avec la présentation événementielle moderne, et rejoint la problématique toujours centrale de la construction de l’État. L’effet de confusion y est donc beaucoup plus sensible, sans doute également parce que ses interrogations touchent à un angle où l’investigation historique n’a pas cessé depuis le XIXe siècle de heurter les passions idéologiques : la définition de la nation à travers sa genèse.
    Faut-il, eu égard à ces contraintes, déconseiller la lecture de l’Histoire de France aux apprentis-médiévistes, et en réserver l’interprétation aux travaux portant sur la naissance de l’histoire médiévale au XIXe siècle ? L’œuvre de Michelet rentrerait alors dans le champ d’étude d’une méta-histoire de l’histoire médiévale examinant le développement de la discipline dans le temps, et sa relation ambigüe avec les autres modes de production discursive (littérature, idéologie politique) liés au concept de Moyen Âge.
    Il est sans doute possible d’envisager l’exploitation de la matière « michelétienne » dans une optique plus généreuse et moins restrictive. La fascination littéraire engendrée par l’Histoire de France, combinée à son caractère encyclopédique, est en effet susceptible de faire de cette œuvre un support pédagogique conjuguant à la fois l’attrait de la très haute littérature, les promesses d’une riche pâture culturelle et l’intérêt d’offrir un terrain exceptionnel pour amener l’étudiant ou le chercheur plus avancé à réfléchir au problème de l’interprétation historique et de son lien avec l’évolution des méthodes de recherche et l’accroissement des sources. Une telle exploitation se recommanderait d’autant plus que l’Histoire de France dépasse par son ampleur discursive le seul royaume de France, voire la France dans sa dimension géographique actuelle. De la Sicile souabe et angevine à Savonarole et Machiavel, de l’Angleterre normande et Lancastre à la Suisse et aux Pays-Bas, des premiers Habsbourg aux affaires d’Aragon et de Castille, la narration englobe en fait toute l’histoire ouest-européenne, dans une sorte de « poly-nationalisme » affectif propre à Michelet… Il n’est pas jusqu’à la magistrale présentation de la pensée scolastique et de la révolution humaniste ouvrant le XVIe siècle – aux antipodes de la réhabilitation moderne de la philosophie médiévale – qui ne puisse servir de support de réflexion sur les mutations de la pensée médiévale et leur perception moderne.
    Une telle exploitation de l’Histoire de France ne serait toutefois concevable qu’une fois accompli un travail de préparation du texte qui se place aux antipodes de la réédition paresseuse naguère achevée. Cette édition encore à faire des volumes médiévaux de l’Histoire de France devrait éclairer d’un apparat de commentaires, de notes, de renvois et d’index, voire de narrations parallèles au texte, la méthode de travail de Michelet et ses sources d’information, mais aussi les différentes strates interprétatives séparant son œuvre des interprétations modernes. Cette glose pourrait ainsi intégrer des présentations intermédiaires des réélaborations successives de la matière historique traitée dans l’Histoire jusqu’au XXIe siècle, voire des contre-plongées dans l’imaginaire médiéval non-scientifique. Elle rendrait justice au statut officieux qu’ont acquis les premiers tomes de l’Histoire de France dans la culture française contemporaine : celui de Bible romantique de l’histoire médiévale.


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  • Bibliographie

    Benoît GREVIN, 2 novembre 2010

    De l’usage Michelet

    - MICHELET, Le Moyen Âge, Paris, collection Bouquins, 1981 et rééditions ultérieures (contient les livres I à XVII de l’Histoire de France de Michelet).
    - MICHELET, Histoire de France, éd. présentée par Paul Viallaneix et Paule Petitier, Paris, édition des Équateurs, 2007-2008, (les six premiers volumes : I. La Gaule. Les invasions. Charlemagne. II. Tableau de la France. Les croisades. Saint Louis. III. Philippe-le-Bel. Charles V. IV. Charles VI. V. Jeanne d’Arc. Charles VII. VI. Louis XI).
    - BOUCHERON Patrick « Michelet, quand même ! », L’Histoire, 336 (novembre 2008), p. 38-39.
    - LE GOFF Jacques, « Les Moyen Âge de Michelet », dans ID., Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 23-47 (initialement paru dans MICHELET, Œuvres complètes, éd. P. Viallaneix, I, IV, Histoire de France, I, Paris, 1974, p. 45-63).
    - RICHER Laurence, La cathédrale de feu. Le Moyen Âge de Michelet de l’histoire au mythe, Paris, 1995.


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