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... sacré

  • De l’usage du sacré en Histoire médiévale

    Dominique IOGNA-PRAT, 18 janvier 2012 | 11 mai 2010

    Dominique IOGNA-PRAT

    (Directeur de recherche au CNRS - LAMOP)


    Le recours à la notion de « sacré » oblige le médiéviste à une plongée dans la genèse des sciences de l’homme et de la société qui ont inventé le substantif « sacré » après des siècles d’usage d’un simple qualificatif, lui-même réélaboré au Moyen Âge. Cette notion pose ainsi le problème d’être à la fois un concept médiéval et une catégorie analytique actuelle dont les sens très distincts favorisent tous les contre-sens.

    Remonter aux temps anciens d’usage du qualificatif impose de suivre un parcours qui va des fondements romains du sacré jusqu’aux inflexions ecclésiales du Moyen Âge. Sacré (sacer) et saint (sanctus) ont une racine commune (sancio). Le droit romain traditionnel en rapproche le qualificatif religieux pour créer une combinatoire permettant de distinguer les objets relevant du droit humain et du droit divin, qualifiés de trois façons : sacré, saint et religieux. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru sur la base des thèses de Georges Dumézil relatives à l’archaïsme du schéma triparti à Rome, les qualificatifs sacré, saint, religieux ne sont combinés (dans cet ordre ou dans un autre) qu’à partir d’une époque tardive qui n’est pas antérieure au IIe siècle de notre ère. En matière de « choses divines » (res diuini iuris), les anciens pontifes romains distinguent les sacra, rituellement consacrées aux dieux d’En-haut, et les religiosa, relevant des Mânes, les dieux d’En-bas auxquels les familles romaines confient leurs morts. « Saint » appartient à une autre catégorie ; selon le droit civil, sanctus désigne ce qui est défendu de toute atteinte humaine et, comme tel, soumis à sanction (sancire). C’est à la suite d’une évolution tardive que « saint » est placé au rang de « chose divine ». Avant de retrouver la combinatoire sacré/saint/religieux avec le renouveau du droit civil romain aux XIe et XIIe siècles, l’Occident chrétien voit notablement évoluer le qualificatif sacré et l’ensemble de son champ sémantique, avec, en particulier, le recouvrement de plus en plus marqué de sacré et de saint (sensible dans l’emploi indifférencié de « corps saint » et de « corps sacré » pour qualifier les restes des saints), et le développement prolifique de toute une batterie de dérivés de sacer et de sanctus (sacrarium, sanctuarium, sanctificare, consecrare, sacramentum…), à la mesure de la mise en place d’une instance autoproclamée du sacré, l’Église, institution totalisante qui « fait » le sacré et, en consacrant, se pose en véritable fabrique du social. C’est cette institution qui imprime au qualificatif ses trois principaux traits distinctifs au Moyen Âge (J.C. Schmitt) : 1. Est sacré ce qui a été consacré par la médiation de l’institution. 2. Le consacré est concentré ; par opposition à la sacralité diffuse du panthéisme antique, le sacré chrétien est concentré dans des temps, des lieux, et des hommes, qui instaurent un « espace hors espace » (A. Guerreau) permettant de distinguer les sphères opposées du sacré et du profane, de délimiter les frontières de l’appartenance à la société chrétienne confondue avec la communauté sacramentelle, et de fixer sur le terrain les cadres de cette communauté (église, cimetière, paroisse…) au point d’en faire de véritables matrices territoriales (M. Lauwers). 3. Ce qui est consacré est hiérarchisé sur une échelle de valeurs permettant non seulement de distinguer ce qui est plus ou moins sacré, mais de définir la polarisation exercée par ce qui est sacré, voire le passage d’une catégorie à l’autre (du profane au sacré), puisque le cœur du christianisme, religion du Dieu fait homme et du rachat de l’humanité pécheresse, tient au pouvoir de transformation des hommes et des biens par consécration.
    L’écart entre ces usages médiévaux et l’usage conceptuel actuel se traduit à la fois par un emploi comme substantif et par une quasi-inversion sémantique. L’emploi banalisé du substantif « sacré » chez les historiens français remonte, au plus tard, à la publication de l’ouvrage d’Alphonse Dupront, Du sacré, en 1987. Représentant d’une approche phénoménologique de l’histoire, Dupront incarne parfaitement le paradoxe suivant lequel le sacré est le produit de la sécularisation de la pensée, la raison moderne faisant « du sacré la nouvelle forme transhistorique et transculturelle de la transcendance » (M. Carrier). Pour les phénoménologues, le sacré s’identifie au mystère, à l’énergie absolue, au Tout Autre « numineux » (selon l’expression de Rudolf Otto de 1917 dans son ouvrage, Das Heilige, traduit en français comme Le sacré), que l’homme parvient à approcher dans des « lieux réservés à la puissance fondatrice ». Quelque chose de ce vitalisme sacral se retrouve sur le terrain ethnologique, par exemple dans la « spontanéité sauvage » chère à Roger Bastide, ou dans le sacré littéraire d’un Georges Bataille aux prises avec les limites humaines du saisissable, voire dans la question de la part animale de l’homme qui obsède le post-modernisme (D. Hawley).

    D’une influence plus marquée encore, le sacré des sociologues établit, dans le processus historique aux fondements mêmes de la tradition sociologique, une manière d’équivalence entre la transcendance religieuse des sociétés « traditionnelles » hétéronomes et l’immanence sociale des sociétés « modernes » autonomes. Henri Hubert et Marcel Mauss soutiennent ainsi : « À notre avis est conçu comme sacré tout ce qui, pour le groupe et ses membres, qualifie la société. Si les dieux chacun à leur tour sortent du temple et deviennent profanes nous voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y entrer l’une après l’autre. » Cette autre manière moderne d’inventer le sacré est elle aussi transhistorique et transculturelle dans la mesure où elle pose la sacralisation du social comme un « état normal des choses » (M. Carrier), le sacré fonctionnant comme fondement de l’ordre conçu à la fois dans sa fonction symbolique de mise en forme de la communauté et comme puissance de dressage et de domestication.
    Le médiéviste doit donc adopter une double attitude critique : il s’agit pour lui de rendre intelligible la société médiévale tout en prenant en compte sa propre catégorie du « sacré » et de remettre en cause la pente nominaliste et organique au cœur de la tradition sociologique. Ce type de sacralisation du social ne peut, en effet, manquer de rappeler la scolastique et la qualification nominaliste des entités sociales (le groupe, la corporation, la cité, la communauté…) comme des « substances secondes » (genres, espèces, catégories, classes d’êtres), lesquelles, contrairement à la « réalité » des personnes ou « substances premières » (les êtres particuliers, Pierre ou Paul), sont identifiées comme de pures conventions linguistiques, des termes généraux et arbitraires qui trouvent leur fondement et leur raison d’être dans le monde empirique mais qui ne signifient rien en eux-mêmes. En tant que « substance seconde », le social se trouve ainsi dégagé de toute référence ontologique ; il est en quelque sorte désacralisé, réifié, constitué en sphère autonome et véritablement signifiante. On comprend dès lors en quoi l’approche réaliste des entités sociales (groupes, etc.), élevées au rang de « substances premières », constitue une pratique sacralisante, c’est-à-dire contradictoire avec une approche socio-historique.


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  • Bibliographie

    Dominique IOGNA-PRAT, 23 janvier 2012 | 11 mai 2010

    De l’usage du sacré

    - CARRIER Michel, Penser le sacré. Les sciences humaines et l’invention du sacré, Montréal, Liber, 2005.
    - DUPRONT Alphonse, Du sacré, Paris, Gallimard, 1987 (Bibliothèque des Histoires ).
    - GUERREAU Alain, « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di uno “spazio” specifico », dans E. Castelnuevo et G. Sergi (dir.), Arti e storia nel Medioevo. I, (Tempi, Spazi, Istituzioni), Torino, 2002, p. 201-239.
    - HAWLEY Daniel, L’œuvre insolite de Georges Bataille. Une hiérophanie moderne, Genève et Paris, Slatkine et Champion, 1978.
    - HUBERT Henri et MAUSS Marcel, « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », Revue d’histoire des religions, 58 (1906), p. 163-203 [cité d’après MAUSS Marcel, Œuvres. I, Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit, 1968, p. 3-39].
    - LAUWERS Michel, « Le cimetière dans le Moyen Âge latin : lieu sacré, lieu saint et religieux », Annales HSS, 1999/5, p. 1047-1072.
    - SCHMITT Jean-Claude, « La notion de sacré et son application à l’histoire du christianisme médiéval », Cahiers du Centre de recherches historiques, 9 (1992), p. 19-29 [repris dans ID., Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 42-52 (Bibliothèque des Histoires)].
    - TAROT Camille, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008 (Textes à l’appui).


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  • Notes et adresses des liens référencés

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