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... scripta

  • De l’usage de la scripta en histoire médiévale

    Florent COSTE, 6 juin 2017

    Florent COSTE

    Post-doc à l’Ecole française de Rome, Etudes médiévales


    La langue que les documents médiévaux nous donnent à lire est-elle celle que l’on parlait effectivement au Moyen Âge ? On peut en douter.
    Les langues anciennes qui nous ont été transmises par la documentation écrite résultent d’une suite d’opérations (lecture, dictée, copie, etc.) qui transforment les langues de la communication ordinaire et quotidienne. L’usage de l’écrit suppose souvent l’intention de communiquer au-delà de l’aire dialectale des scripteurs qui consentent alors à un effort linguistique pour se hisser au niveau d’un « système d’écriture conventionnel supradialectal » (Lodge). La production de l’écrit met en jeu une mise à distance, une résistance ou une normalisation des colorations dialectales. Une scripta caractérise un niveau intermédiaire de structuration linguistique, situé entre un parler local (un dialecte trop marqué pour être largement intelligible) et une langue suprarégionale (qui résulte de compromis dialectaux et est propre à devenir une langue véhiculaire). C’est donc une langue écrite, certes passablement commune, mais non dénuée de ces particularismes dialectaux qui la rendent saillante. On peut ainsi repérer différentes variétés régionales de langues écrites : une scripta peut être lorraine, picarde, normande, anglo-normande, champenoise, franco-vénitienne, etc.
    La documentation écrite n’est donc pas une source d’informations transparente pour notre connaissance des dialectes médiévaux dans leurs aspects phonétiques et oraux. Un témoin écrit, comme une charte, ne peut être pris pour une transcription suffisamment fidèle pour nous donner accès, par-delà les siècles, aux pratiques orales effectives. La notion de scripta telle qu’elle a été élaborée d’abord par les romanistes permet de comprendre comment ces pratiques ont pu interférer avec la construction de normes écrites régionales ou suprarégionales, sans confondre les deux aspects (les linguistiques germanistes distinguent, pour leur part, le Schreibdialekt du Sprechdialekt). Louis Remacle, le premier, a montré le hiatus qui sépare la scripta wallone du XIIIe siècle et le dialecte parlé dans l’aire wallone.
    Les questions qui entourent la notion de scripta ont été décisives dans et pour le champ de la linguistique historique, qui a été traversé de quelques débats.
    D’abord, la notion de scripta reste indissociable des controverses sur les origines du français standard (ou du « francien », à savoir le dialecte d’Île-de-France). Le débat porte tant sur la chronologie que sur les modalités du passage de la fragmentation dialectale de la France médiévale à la prééminence du francien. Cette unification sous un français national fut-elle précoce ou tardive ? Y a-t-il eu des aires d’accommodement dialectal suffisamment homogènes qui auraient précédé cette unification ? Une chose est sûre, la notion de scripta aide à saisir – sur le temps long de l’histoire linguistique – l’institution progressive d’une langue commune (ou koiné) française, qui, bien loin de s’étendre de manière irrésistible ou spontanée, résulte en réalité de négociations avec des zones de conservations – à l’instar de la scripta picarde utilisée dans la documentation écrite des communes du Nord de la France. De la sorte, on contrecarre le scénario (concentrique, diffusionniste et téléologique) de l’écrasement des patois sous l’expansion d’un francien amené à s’imposer comme la langue française standard ; on se rend attentif à une histoire des normes linguistiques plus tumultueuse, moins idéaliste, moins verticale et moins centralisatrice. Rien n’exclut par exemple que deux scriptae coexistent dans des filières documentaires données, comme c’est le cas dans le domaine franco-provençal, aux XIIIe et XIVe siècles, où coexistent une langue relativement locale et l’autre proche de la scripta pratiquée en Bourgogne.
    Un autre débat porte sur la question de savoir dans quelle mesure une scripta favorise ou empêche l’intercompréhension. Les positions sont assez nuancées sur la question : d’aucuns supposent que la portée géographique d’un document s’accroît à mesure qu’il s’allège de traits régionaux (Jakob Wüest) ; d’autres soutiennent que les scriptae, loin d’être séparées par des fossés qui les rendraient mutuellement inintelligibles, sont au contraire assez perméables et permettent une assez grande intercompréhension entre elles (Serge Lusignan).
    Au-delà de ce champ « scriptologique » peu unitaire, la notion présente d’autres intérêts méthodologiques et historiographiques.
    C’est en premier lieu un outil privilégié qui aide les philologues et les historiens à identifier un témoin manuscrit. La scripta d’un document peut manifester des variations diachroniques (on date ainsi un document), diatopiques (par une scripta, on peut identifier l’origine géographique d’un document) ou diastratiques (une scripta peut constituer un marqueur de prestige social et permettre d’identifier le groupe social qui l’emploie dans le document).
    Ensuite la notion de scripta est fondamentale pour une histoire de la transformation des langues vulgaires en langues de l’écrit et utile à une histoire sociale des langues courtoises, étroitement connectée à l’histoire politique et culturelle des cours médiévales. Elle n’est pas accessoire, non plus, pour qui s’intéresse à l’histoire des pratiques de l’écrit administratif : l’affirmation progressive du vulgaire comme langue de l’administration et du droit est de ce point de vue particulièrement prégnante avec l’anglo-français ou avec la scripta du Levant, qui s’installe et se diffuse dans les États croisés, le Royaume de Chypre, l’Empire latin de Constantinople et qu’on trouve par exemple mobilisée dans la traduction d’actes diplomatiques et de privilèges initialement rédigés en arabe et échangés au milieu du XIIIe siècle par les Vénitiens et le Sultan d’Alep.
    Enfin, une enquête en termes de scriptae tend à s’intéresser aussi aux vies extraterritoriales de langues présentes dans la documentation écrite, comme le montrent les documents en scripta picarde mais produits en pays néerlandophones, ou encore tout l’ensemble des scriptae franco-italiennes, qui sont autant de langues littéraires déclinées localement sans correspondance dialectale orale. La scripta marque généralement un intérêt chez l’historien pour les ressources offertes par la linguistique de contact – ce que montrent là aussi certaines scriptae franco-italiennes partageant des traits avec la scripta du français d’Outremer, en vertu du rôle joué par quelques grandes cités maritimes italiennes, comme Gênes, Pise ou Venise, à l’échelle de la Méditerranée orientale.
    Ces quelques remarques rappellent combien il importe de ne pas négliger la stratification linguistique de documents écrits, au moment où l’on veut les transcrire, les éditer, les lemmatiser et en exploiter les données. La tentation est grande sinon d’écraser, tout au moins de normaliser artificiellement des traits linguistiques saillants, ou même de les reporter dans des apparats critiques souvent mal pris en charge par les bases de données. Dans un contexte favorable au numérique et à la conversion des textes en data exploitables, un tel lissage serait presque un écueil et conduirait à la perte de données pourtant précieuses pour une bonne compréhension, tant par l’historien que par le linguiste, des usages sociaux des textes médiévaux.


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  • Bibliographie

    Florent COSTE, 6 juin 2017

    De l’usage de la scripta

    - DEES Anthonij, « Dialectes et scriptae de l’ancien français », Revue de Linguistique romane, 49 (1985), p. 87-117.
    - DUVAL Frédéric, « Transcrire le français médiéval. De l’Instruction de Paul Meyer à la description linguistique contemporaine », Bibliothèque de l’École des Chartes, 170 (2012) [2016], p. 321-342.
    - GRÉVIN Benoît, Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen Âge du langage, Paris, Seuil, L’Univers historique, 2012.
    - LODGE Anthony R., Le français, histoire d’un dialecte devenu langue, Paris, Fayard, 1997.
    - LUSIGNAN Serge, Essai d’histoire sociolinguistique. Le français picard au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2012 (Recherches littéraires médiévales, 13).
    - MINERVINI Laura, « Le français dans l’Orient latin (XIIIe-XIVe siècles). Éléments pour la caractérisation d’une scripta du Levant », Revue de Linguistique romane, t. 74, n°293-294 (janvier-juin 2010), p. 119-198.
    - PFISTER Max, « Scripta et koinè en ancien français aux XIIe et XIIIe siècles ? », dans Écriture, langues communes et normes, Pierre Knecht et Zygmunt Marzys éd., Genève, Droz, 1993.
    - REMACLE Louis, Le problème de l’ancien wallon, Liège, Faculté de philosophie et lettres, 1948.
    - WÜEST Jakob, « Le rapport entre la langue parlée et la langue écrite : les scriptae dans le domaine d’oïl et le domaine d’oc », dans The Dawn of the Written Vernacular in the Western Europe, M. Goyens et W.Verbeke éd., Louvain, 2003, p. 215-224.
    - ZINELLI Fabio, « I codici francesi di Genova e Pisa : elementi per la definizione di una scripta », Medioevo Romanzo, XXXIX (2015/1), p. 82-127.


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