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... traductions modernes de sources médiévales

  • De l’usage des traductions modernes de sources médiévales en Histoire médiévale

    Benoît GREVIN, 24 janvier 2014 | 26 novembre 2013

    Benoît GREVIN

    Chargé de recherche au CNRS - LAMOP


    Il existe un mauvais usage des traductions de textes médiévaux, à prohiber théoriquement à tous les degrés de la recherche. C’est celui de considérer la traduction comme le texte même. Cette pratique, qui est par exemple celle de l’étudiant débutant, ne maîtrisant pas encore la langue de ses sources, a tendance à se diffuser. Elle résulte certes de difficultés réelles (on pourrait dire, objectives…) de déchiffrement. Il faut en effet traduire, en histoire médiévale. Avant le XIVe siècle, une écrasante majorité des sources sont écrites soit en latin, soit dans des langages mixtes latins-vulgaires, et la proportion reste élevée jusqu’en 1500. Quant à la lecture de textes en ancien ou en moyen français, allemand, anglais (etc.), elle devient sans cesse plus difficile avec l’éloignement progressif de nos langages de leurs « ancêtres » des XIVe-XVIIe siècles. Qui maîtrise encore assez le français du XVIe siècle pour s’en aider pour déchiffrer Froissart ? Et qui domine suffisamment le latin pour naviguer dans des textes à forte teneur rhétorique ? La lecture des textes médiévaux se fait de plus en plus difficile à mesure que le temps passe. Avec des différences notables selon les pays (l’Italie restant par exemple un bastion des études humanistes), l’habitude de recourir systématiquement aux traductions non seulement pour l’enseignement, mais encore pour les propres recherches, apparaît autant désormais comme une nécessité pratique que comme une tentation blâmable. Dans la mesure où le médiéviste est conscient de ses propres insuffisances, et n’a pas toujours le temps d’y remédier au prix de mises à niveaux chronophages, elle risque même d’acquérir progressivement le statut de précaution méthodologique.
    Le passage par la traduction n’est d’ailleurs pas seulement symptomatique d’un basculement culturel. Il représente plus généralement une limite inhérente au métier de l’historien, car ce dernier ne peut jamais maîtriser les langages de sa documentation autant qu’il le voudrait (qu’il le faudrait…). L’initiation à la recherche passe certes par la compréhension de l’importance d’un contact direct avec les sources, et ce contact ne s’établit que par le recours au texte original. Or ce problème ne concerne pas que l’étudiant en cours d’initiation : la plupart des historiens-chercheurs sont à un moment ou à un autre confrontés à des textes dont ils ne maîtrisent pas ou peu la langue de rédaction, ne serait-ce que parce qu’ils complètent leur recherche par une activité d’enseignement, de vulgarisation, de comparaison, dépassant leur spécialisation. Nombre d’occidentalistes doivent ainsi enseigner l’histoire de l’Islam médiéval ou de Byzance, sans maîtriser pour autant le grec, l’arabe ou le persan. L’approche comparatiste incite également à opérer des percées dans des domaines dont les langues sont souvent inconnues, partant, les sources inaccessibles hors traduction (Extrême Orient, par exemple). Dans cette mesure, l’aller-retour entre une zone documentaire privilégiée, et d’autres zones où l’on travaille de seconde main, semble constitutif du métier de l’historien. Mais l’idée que le médiéviste pourrait se passer de traduction dans son champ de compétence maximale n’est-elle pas elle-même illusoire ? Et ne participe-t-elle pas d’une « fétichisation » du texte qui pose le témoin écrit comme un début absolu, alors qu’il est bien souvent déjà le résultat d’opérations de traduction (d’un texte oral en langue vulgaire, par exemple) ou de réécritures qui nous échappent partiellement ?
    Dans ses propres domaines de spécialisation, le médiéviste est sans cesse confronté à des limites qui lui rappellent qu’il n’est pas linguiste. La complexité particulière d’un registre stylistique peut rendre l’interprétation d’un texte difficile, même dans une zone de documentation habituellement bien balisée : un cas caractéristique pour l’ensemble du bas Moyen Âge est représenté par le vocabulaire technique, issu des langages vernaculaires, qui intervient ponctuellement dans un texte latin. Les sources latines provençales du XIVe siècle fourmillent ainsi d’occitanismes souvent opaques pour l’historien francophone. Parfois, c’est la production textuelle d’une période entière qui se révèle d’interprétation linguistique délicate. Il en va ainsi du latin mérovingien, soumis à de telles pressions « vers » le roman proto-français que le déchiffrement en est souvent malaisé, même pour d’excellents latinistes. Jusque dans ses domaines de compétence majeure, le médiéviste aura donc tendance à rechercher la traduction qui l’aidera à interpréter le mot isolé (hapax) ou le texte particulièrement coriace, en recourant aux travaux des philologues, littéraires ou linguistes (quand de tels travaux existent). Ce n’est que s’il est pionnier dans le déchiffrement de la source, que l’historien est obligé de recourir à cette ultima ratio qu’est la traduction princeps, personnelle ou en équipe : une démarche qu’il faut conseiller, quel que soit le texte envisagé, car l’adage quelque peu scolaire qui veut qu’un texte non-traduit soit un texte potentiellement non compris repose sur des fondements logiques difficilement réfutables. L’historien ne peut se contenter d’éditer les textes, il doit les interpréter. Et l’interprétation du texte dépend en premier lieu de l’opération de traduction. Quand la traduction n’existe pas, il faut donc traduire. Mais quand la traduction existe déjà, que faut-il faire ?
    Il y a un (des ?) bon(s) usage(s) des traductions déjà existantes de sources médiévales, qu’elles soient latines (et c’est la majeure partie des cas pour le Moyen Âge occidental), ou « vulgaires » (pour la majeure partie des étudiants occidentalistes, en langue romane ou germanique) ? Pour étudier soigneusement une source, le recours à la traduction doit être encadré par un ensemble de précautions méthodologiques. Il est conseillé, si l’on a déjà une connaissance raisonnable de la langue de l’original, de commencer par affronter le texte, afin de ne pas être influencé a priori par une traduction qui reste par définition subjective, quelle que soit sa qualité. Il existe toujours une multiplicité de possibilités d’interprétations ou de choix stylistiques, et les meilleures traductions peuvent recéler des erreurs plus ou moins pesantes. Pour un texte célèbre donné, déjà amplement travaillé, le recours à plusieurs traductions concurrentes en français (mais aussi en anglais, en italien, en allemand…) peut servir de garde-fou méthodologique en suggérant la diversité des interprétations possibles. En particulier, la comparaison entre des traductions datées ou récentes permet de mesurer la relativité des choix. C’est l’une des perspectives majeures d’où l’historien peut estimer à la fois l’évolution, les progrès de la discipline et ses limites. La réflexion sur la valeur sémantique des termes médiévaux et son évolution au fil du temps, en progrès constant, interfère en effet avec la perte relative de la maîtrise des vecteurs linguistiques des sources (latin…). On peut ainsi paradoxalement comparer d’excellentes traductions anciennes, mais pêchant par la tendance à « moderniser » des concepts médiévaux, à des traductions modernes qui contiendront parfois plus de contresens banals, tout en étant mieux sensibilisées à certains problèmes d’équivalences lexicales. L’étude de ces différentes traductions s’apparente alors à un travail philologique qui met sur la voie de problèmes spécifiques et de leur résolution.
    La « double correction focale » par la consultation concurrente du texte et de sa (ses) traduction(s) a également l’avantage de corriger potentiellement des défauts liés à la restriction à l’un ou l’autre texte. Il est ainsi impossible de poser des questions de lexicographie ou de lexicométrie à partir d’un texte traduit. Mais il peut en revanche être utile de prendre en compte les traductions d’un texte pour éviter une excessive fétichisation de l’original, un original qui, outre son statut textuel médiéval souvent ambigu (autorités multiples, constructions « idéologiques »…) a déjà subi des opérations de préparation et souvent d’interprétation liées au processus d’édition lui-même. Quand l’opération de traduction incite l’historien à consulter, voire à contester des choix d’éditions modernes, la réflexivité de l’opération de traduction lui redonne paradoxalement un meilleur contrôle sur le texte que la simple consultation de l’édition.
    La lecture parallèle de la version originale et de la (ou des) traduction(s) devrait enfin conduire à cerner les problèmes sémantiques inhérents à l’interprétation du texte, retrouvant par là l’un des enjeux de la recherche en histoire médiévale naguère définis par Alain Guerreau. Que veut-on dire par vinea (= vigne ?) ou ecclesia dans une charte du XIIe siècle ? Est-ce que le moyen français « gouvernement » peut être traduit par notre « gouvernement » ? Riches d’un demi-siècle de réflexion en sémantique historique, mais dotés d’une culture classique résiduelle, nous avons des atouts différents de ceux de nos devanciers pour poser ces questions. En respectant le texte original, et en nous aidant des instruments variés à notre disposition (traductions récentes et anciennes dans les grandes langues européennes, répertoires lexicaux comme le Ducange électronique de l’École des chartes), nous pouvons tirer le meilleur parti possible de traductions qui restent toutefois une arme à double tranchant, susceptibles de tuer la recherche si elles ne sont pas comprises pour ce qu’elles sont : des tentatives d’interprétation, à remettre sans cesse en question.


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  • Bibliographie

    Benoît GREVIN, 24 janvier 2014 | 26 novembre 2013

    De l’usage des traductions modernes de sources médiévales

    - Être historien du Moyen Âge au XXIe siècle : XXXIIIe congrès de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Evry, Marne-la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.
    - BOURGAIN Pascale, Le latin médiéval, Turnhout, 2005 (L’atelier du médiéviste, 10) ainsi que les différents volumes de la collection du médiéviste consacrés aux langues des différentes aires géographiques de l’Occident médiéval (ancien et moyen anglais, ancien et moyen allemand, langues de l’Italie, ancien et moyen français, langues de la péninsule ibérique…). Ces volumes permettent de réfléchir utilement aux problèmes et aux stratégies de traduction moderne des sources médiévales.
    - GUERREAU Alain, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire médiévale au XXIe siècle ? , Paris, Le Seuil, 2001.


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