Maître de conférences à l’Université de Paris 8
Les traités de médecine semblent cumuler toutes les tares que l’on peut attribuer aux sources scientifiques du Moyen Âge : difficiles à comprendre en raison de leur technicité, ils traitent de questions scientifiquement dépassées, et paraissent n’avoir qu’un intérêt fort réduit pour l’histoire générale. Pourtant, depuis plusieurs dizaines d’années, les historiens ont tiré un grand profit de leur usage, non seulement pour l’histoire de la médecine proprement dite, mais aussi pour l’étude de l’ensemble de la civilisation médiévale.
Du point de vue de l’histoire de la médecine, les traités sont des sources essentielles : ils fournissent des informations sur l’état des connaissances à un moment donné, sur la vogue ou le déclin de certaines autorités, ou encore sur la part d’originalité de chaque auteur. Dans cette perspective, l’étude doit nécessairement en être comparative : l’analyse de traités isolés risque de faire prendre des affirmations courantes pour des nouveautés, ou de laisser de côté de véritables innovations. De plus, il faut être attentif aux objectifs propres à chaque œuvre. Les traités se séparent souvent en médecine théorique ou médecine pratique. Cette distinction, qui était déjà en vigueur à l’époque médiévale, ne doit toutefois pas être comprise de façon trop stricte : si l’on excepte les discussions relevant clairement de la philosophie naturelle, il ne faut jamais oublier que c’est l’ensemble de la médecine qui a une visée pratique. On séparera donc plutôt les traités selon qu’ils apportent des informations sur la physiologie, la nosologie, la thérapeutique générale ou la pratique concrète.
De cette manière, les traités médicaux permettent de faire une histoire des sciences complète, attentive aux conditions sociales de production du savoir comme aux dynamiques internes de la discipline. Leur étude a en outre un intérêt plus large, cette fois pour l’historien des sciences en général, et pour l’historien de la philosophie. En effet, de par sa nature, la médecine ancienne touche à toutes les autres sciences, et l’on peut trouver dans les traités médicaux, notamment les plus théoriques, de nombreuses digressions relevant d’autres disciplines. On y relèvera ainsi des débats sur la nature de l’âme, où les médecins se montrent au courant des questions qui se posent aux théologiens et philosophes de leur époque, ou des discussions sur l’astronomie, l’astrologie et l’alchimie, en fonction de l’usage qu’ils en font dans la thérapie.
Les traités de médecine ont encore un autre intérêt, celui de toujours se rapporter à une pratique sociale. Pour cette raison, ils sont très utiles pour la reconstitution des pratiques de santé à une époque donnée. Un excellent exemple est constitué par les traités intitulés De cautelis medicorum : véritables manuels d’éthique professionnelle, ils donnent des conseils au praticien, décrivent la façon de traiter les malades et leur entourage, ou encore fournissent des indications d’ordre économique. Bien sûr, de tels traités ne disent pas tout, et il faut reconnaître qu’une bonne partie de la pratique concrète n’est pas décrite dans ces textes, comme l’avouent les maîtres médiévaux eux-mêmes. Il faut alors compléter les informations fournies par les traités à l’aide d’autres sources, comme les documents d’archives, les expertises médico-légales, les contrats, les correspondances ou la littérature.
Il faut enfin évoquer un dernier usage, peut-être moins attendu, que l’on peut faire des traités de médecine : il est, cette fois, littéraire. Car la médecine a une écriture, et cette écriture peut être belle. De fait, certains genres précis sont particulièrement prisés par les médecins. On mentionnera en premier lieu le genre aphoristique, dont le modèle remonte à Hippocrate et qui est présent tout au long du Moyen Âge : Aphorisme d’Urso de Salerne au XIIe siècle, Aphorismi de gradibus d’Arnaud de Villeneuve (XIIIe siècle)… Une autre forme appréciée est celle du poème didactique, comme le Poème de la médecine d’Avicenne ou les différents poèmes rédigés au début du XIIIe siècle en latin par le médecin Gilles de Corbeil (Carmina de urinis et de pulsibus, notamment). Si la volonté première des auteurs choisissant ces modes d’exposition est souvent de favoriser la mémorisation, elle n’est pas seule en cause, et l’on décèle à l’évidence un désir d’écriture qui, parfois, amène les auteurs à soigner particulièrement la composition de leurs ouvrages.
Les traités de médecine médiévale permettent donc une multitude d’approches, mais plusieurs dangers guettent l’historien dans leur analyse. Certains sont communs à toutes les sources de l’époque, mais d’autres sont plus spécifiques à ce type de document et ont amené certains chercheurs à des erreurs d’interprétation. En premier lieu, il convient de ne pas oublier que les ouvrages considérés ont été produits dans un contexte précis : certains sont issus d’un enseignement universitaire pouvant parfois se révéler routinier, comme beaucoup de commentaires aux textes classiques ; d’autres sont au contraire de véritables traités dans lesquels l’auteur fait la synthèse de ses idées sur un sujet précis – traités qui peuvent prendre des formes très variées, de la summa au commentaire scolastique en passant par le recueil de questiones ; d’autres, encore, ont un but essentiellement pratique, comme les antidotaires ou les recueils d’experimenta. Pour étudier la médecine médiévale à partir des traités, une attention à l’aspect matériel de ceux-ci est donc indispensable : l’analyse de la genèse des textes, l’histoire des manuscrits, l’enquête sur les copistes et les possesseurs permettent seules d’évaluer avec certitude la valeur historique d’un traité donné, sans en surévaluer la portée ou l’influence réelle.
Par ailleurs, il faut se méfier de la tentation de ne juger de la pratique concrète des médecins médiévaux qu’à partir des traités qu’ils nous ont laissés. De fait, certains d’entre eux, comme les recueils de consilia par exemple, paraissent décrire fidèlement les pratiques thérapeutiques d’une époque ; cependant, beaucoup de cas pratiques présentés comme relevant d’une expérience vécue sont souvent en réalité tirés d’autorités anciennes, et les recueils ont fait l’objet d’une importante sélection, le plus souvent pour mettre en avant soit le caractère significatif de l’affection, soit les qualités et l’habileté du médecin ; enfin, l’écriture même des traités pratiques est pleine d’une rhétorique dont les origines sont fort anciennes, et qui impose ses propres contraintes à la relation. Une autre tentation est celle de vouloir reconstituer, à partir des traités de médecine, un tableau de la situation sanitaire et clinique des populations du Moyen Âge. Même si beaucoup d’historiens s’y sont essayé avec succès, comme Mirko D. Grmek pour l’Antiquité, cela reste difficile. D’abord, parce que l’identification des maladies décrites dans les traités médiévaux est toujours délicate, et le diagnostic rétrospectif trompeur : souvent, les symptômes relevés ne sont pas discriminants, et il est impossible de faire correspondre un intitulé médiéval à son équivalent contemporain – s’il existe. Ensuite, il ne faut pas oublier que les listes de maladies sont autant le fruit d’une observation du réel que d’une transmission textuelle ancienne. Beaucoup d’affections peu courantes, ou très localisées, se retrouvent intégrés dans des compilations sans correspondre à une quelconque réalité pour le lecteur. Enfin, les questions de vocabulaire sont, là aussi, redoutables : l’existence de nombreux recueils de synonymes le démontre amplement, et ceux-ci doivent toujours être régulièrement consultés.
Ces risques de mésinterprétations n’enlèvent bien sûr rien au profit que l’on peut tirer des traités de médecine pour une étude historique du Moyen Âge. Ceux-ci se prêtent en effet à des usages multiples, allant bien au-delà de la simple histoire des idées. Pour en tirer tout le fruit, il est seulement nécessaire de ne pas se limiter à un aspect de ces textes, mais de tous les embrasser pour reconstituer une véritable histoire sociale de la science médicale.
De l’usage des traités de médecine
AGRIMI Jole, CRISCIANI Chiara, Les consilia médicaux, Turnhout, Brepols, 1994, 106 p. (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 69).
JACQUART Danielle, La médecine médiévale dans le cadre parisien (XIVe-XVe siècle), Paris, Fayard, 1998, 587 p.
JACQUART Danielle, « La question disputée dans les Facultés de médecine », dans BAZAN B.C., WIPPEL J.W., FRANSEN G., JACQUART D., Les questions disputées et les questions quodlibetiques dans les Facultés de Théologie, de Droit et de Médecine, Turnhout, Brepols, 1985, p. 281-315 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 44-45).
SIRAISI Nancy G., Medieval and Early Renaissance Medecine. An Introduction to Knowledge and Pratice, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1990, 250 p.