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... troubadours

  • De l’usage des troubadours en Histoire médiévale

    Florian MAZEL, 14 novembre 2013 | 13 novembre 2013

    Florian MAZEL

    Professeur d’Histoire médiévale à l’Université Rennes 2 - Cerhio UMR 6258


    Si les chansons de geste et les romans de chevalerie ont depuis longtemps retenu l’attention des historiens, il n’en va pas de même pour la poésie chantée des troubadours, souvent ignorée ou abandonnée aux seuls spécialistes de littérature. Cela tient sans doute aux multiples obstacles posés par l’imaginaire romantique du troubadour, par la faible dimension narrative de la plupart des poèmes, par le goût de l’hermétisme de certains auteurs, enfin par les difficultés de compréhension d’une langue d’oc tout à la fois multiple en ses différents usages régionaux et singulière en tant que koinè poétique. L’historiographie traditionnelle, à dominante littéraire, s’est longtemps focalisée sur la question des origines d’une poésie qui semble éclore en Aquitaine à la fin du XIe siècle, avançant tour à tour l’hypothèse d’origines romaines (Bezzola), revivifiées dans les cercles épiscopaux de la cour impériale germanique (Jaeger), d’origines arabes, depuis Al-Andalus ou le Levant (Nelli), ou d’origines ecclésiales, à travers la poésie latine carolingienne ou romane. Il s’agit à vrai dire d’une question insoluble et de modeste intérêt : pour les historiens, les principaux enjeux restent de comprendre l’ampleur du phénomène (il concerne d’abord les régions de langue d’oc, de la Catalogne à la Provence, mais le rayonnement de la lyrique occitane se fait tôt sentir dans les péninsules ibérique et italique, en France du nord et en Allemagne méridionale) et surtout son sens. Dans ce cadre, un certain nombre d’interprétations connurent un relatif succès dans les années 1960-1980, lorsque la principale thématique de la lyrique d’oc – la fin’amor (l’amour fin, c’est-à-dire affiné, à l’image des métaux précieux) ou l’amour courtois, selon l’expression forgée par Gaston Paris en 1883 – fut investie d’analyses sociologiques (la fin’amor manifesterait les aspirations d’une nouvelle classe sociale, celle des chevaliers, face à l’ancienne noblesse [Köhler]), politiques (la fin’amor comme apprentissage de l’obéissance et de la discipline par les juvenes, à travers, notamment, la translation de la relation féodo-vassalique sur la relation qui unit l’amant/chevalier à la dame, épouse du seigneur [Duby, Bonnassie]) ou culturelle (la découverte de l’individualité à travers l’expérience ambivalente de la souffrance et de la domination). Depuis les années 1990, la remise en cause ou les nuances apportées à nombre des soubassements historiques de ces interprétations (la dichotomie chevalerie/noblesse, le rôle universel des relations féodo-vassaliques, l’autonomie du groupe des juvenes…) d’une part, le repli des approches littéraires sur une conception auto-suffisante des textes poétiques, fondée sur l’intertextualité et l’autoréférence, sans plus guère d’intérêt pour la société ou le contexte de production, d’autre part, ont suscité une certaine désaffection à l’égard des usages historiens de la poésie d’oc, en particulier de la lyrique amoureuse généralement réduite à un simple discours courtois sur l’amour (Schnell) ou à la rêverie fantasmatique (Regnier-Böhler).
    Il serait pourtant absurde, au nom d’une prétendue autonomie du champ littéraire ou du génie singulier des poètes, de nier l’existence de toute relation entre production lyrique et réalité sociale, a fortiori pour une poésie largement dédiée aux deux objets majeurs de la vie aristocratique, l’amour et la guerre, et quand bien même l’historien doit-il se garder de céder aux tentations qui le guettent toujours face aux textes de nature littéraire ou fictionnelle : en faire de manière univoque le miroir de réalités sociales ou le simple répertoire de valeurs idéelles. Il apparaît aujourd’hui nécessaire de se dégager de toute approche trop strictement fonctionnaliste pour mieux comprendre à la fois la complexité et les lignes de faîte d’un corpus documentaire étonnamment apte à faire saisir à l’historien bon nombre des innovations et certaines des ambivalences de ce que l’on appelait jadis la « renaissance du XIIe siècle ».
    Une première direction, suggérée par plusieurs travaux récents (Guerreau-Jalabert par exemple), reprend la question de l’émergence d’un nouvel art d’aimer en la replaçant dans le contexte de profonde mutation que représentent, dans le cadre de la réforme « grégorienne » et de ses prolongements théocratiques, la promotion d’une organisation sociale fondée sur la sexualité (célibat et filiation spirituelle des clercs d’un côté, mariage et filiation charnelle des laïcs de l’autre) et l’avènement du mariage chrétien. La poésie des troubadours se présente alors comme l’affirmation d’une identité masculine fondée sur la sexualité (face à l’exaltation de la chasteté ou de la virginité par l’Église) et comme l’exploration de multiples formes de relations amoureuses (il est en effet impossible de limiter la fin’amor à l’adultère ascétique retenu par la tradition romantique). Cette exploration emprunte trois chemins : celui d’une idéalisation de la femme, qui n’éclipse pas toute misogynie, mais prend le contre-pied d’une longue tradition de dépréciation cléricale et monastique ; celui d’une distanciation vis-à-vis du modèle matrimonial ecclésial ; celui enfin d’une « littérarisation » des relations affectives au sein de l’aristocratie. La question de l’emprise de ces conceptions sur les comportements de l’aristocratie, faute de sources adéquates pour la mesurer, ressort le plus souvent de l’appréciation personnelle de l’historien. Deux éléments semblent cependant assez assurés. Le succès des troubadours témoigne d’abord de l’importance nouvelle attribuée au goût pour la poésie dans l’identité aristocratique, qui renvoie au contexte plus large de l’essor d’une culture lettrée profane. La revendication fréquente d’une exemplarité des valeurs ou des comportements mis en scène confère ensuite à ces poèmes une dimension explicitement éthique, qui les inscrit dans le champ plus vaste de la production des normes. En particulier, en pondérant le rôle traditionnellement accordé à l’exercice de la force brute (ce qui n’implique nulle dévalorisation des valeurs guerrières), la poésie des troubadours participe à la transformation de l’idéal aristocratique dans le cadre d’une première curialisation des élites, dont on a par ailleurs de nombreux témoignages.
    D’autres travaux attestent le profit qu’il y a à se dégager d’une focalisation exclusive sur la lyrique amoureuse pour embrasser tout le spectre des thématiques du corpus poétique, en particulier dans le champ politique. Cet intérêt pour les enjeux politiques a ses précurseurs (de Barthlomeis en Italie, de Riquer en Catalogne), mais rencontre un succès croissant depuis les années 1980-1990. Comme en rendent compte, par exemple, les travaux de Klein, Aurell ou Vatteroni, ces enjeux ne se limitent pas à la propagande, mais s’enracinent dans des contextes précis et documentés, qui relèvent autant des rivalités seigneuriales que des ressentiments provoqués par la nouvelle vigueur de l’autorité princière ou la nouvelle rigueur de l’institution ecclésiale (toute une veine de la lyrique d’oc, qui trouvera de notables échos en Italie ou en Catalogne, se nourrissant même d’une certaine rage anticléricale). À ce titre, la poésie des troubadours donne exceptionnellement accès, dans la langue vernaculaire, à une parole laïque foisonnante, généralement occultée ou déformée par la documentation ecclésiastique.
    Une dernière série d’approches historiennes s’intéresse, de manière plus dispersée, et plus délicate tant les sources font défaut, au contexte de production et aux modes de diffusion de la poésie des troubadours. Reconstituant certaines trajectoires individuelles (Guida) ou esquissant quelques éléments de prosopographie (Menegaldo), elles s’efforcent de définir une sociologie des poètes et des interprètes et de reconstituer les parcours des hommes, des chansons et des motifs. D’autres, plus attentives aux conditions concrètes de la performance poétique (Meneghetti), tentent d’analyser les relations entre production du texte et dynamiques curiales dans une société méridionale caractérisée par la multiplicité et la faible hiérarchisation des cours princières et seigneuriales. On pourrait les prolonger en suggérant que la lyrique a également contribué, en ces nouveaux lieux de production culturelle que sont les cours, mais aussi par la circulation intense des poètes et des chansons, à la formation d’un nouvel espace public de la polémique, aussi bien amoureuse que politique, certes réservé à une petite élite. En définitive, ces nouvelles approches tendent à rapprocher la poésie des troubadours de ce qu’on a pu nommer, dans un tout autre cadre, le « défi laïque » (Imbach et König-Pralong), face à la domination sociale et culturelle de l’institution ecclésiale, notablement renforcée par la réforme « grégorienne ». Un défi qui ne relevait que rarement de la contestation explicite, mais qui contribua à brouiller la vieille dichotomie opposant les clercs lettrés aux laïcs illettrés.


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  • Bibliographie

    Florian MAZEL, 12 novembre 2013 | 13 novembre 2013

    De l’usage des troubadours

    - AURELL M., La vielle et l’épée. Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle, Paris, Aubier, 1989.
    - BEZZOLA R., Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, 5 vol., Paris, Champion, 1958-1963.
    - DUBY G., Mâle Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1988.
    - GUERREAU-JALABERT A., « La culture courtoise », dans Histoire culturelle de la France, t. 1, Paris, Le Seuil, 1997, p. 181-221.
    - MAZEL F., « La compétition chevaleresque dans la poésie lyrique de langue d’oc (XIIe-XIIIe siècle) », dans Agôn. La compétition, Ve-XIIe siècles, F. Bougard, R. Le Jan, Th. Lienhard (dir.), Turnhout, Brepols, 2012, p. 161-179.
    - VATTERONI S., Falsa clercia. La poesia anticlericale dei trovatori, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1999.


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