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  • De l’usage de la bande dessinée en histoire médiévale

    Benoît GREVIN, 21 octobre 2015

    Benoît GREVIN

    Chargé de recherche au CNRS - LAMOP


    La bande dessinée est un des grands domaines d’expression du médiévalisme : depuis ses origines, en Amérique (Prince Valiant), depuis l’âge d’or de l’école franco-belge dans les années 1950-1970 (Johan et Pirlouit, Jhen), le Moyen Âge a servi de support à d’innombrables créations, allant d’un usage historiquement peu ou non réflexif (Les écluses du ciel, Chevalier Ardent) à une tentative de reconstitution fidèle des cadres historiques de l’action. Est-il possible de préciser l’usage que les historiens peuvent ou doivent faire de ces œuvres, et en priorité de celles qui tentent de s’inscrire dans la logique de l’histoire ? Un exemple classique d’une bande dessinée « médiévale » de bonne tenue à prétentions historiques, dans le domaine franco-belge, est la série Vasco (à partir de 1983) s’inspirant pour le dessin, dans la veine de la « ligne claire », du héros gallo-romain de Jacques Martin, Alix, tout en refusant la création de situations illogiques : cet agent d’une banque siennoise parcourt le bassin méditerranéen, l’Orient de la Pax mongolica en lambeaux, dialogue avec Cola di Rienzo... Depuis une génération, l’accumulation des bandes dessinées d’inspiration médiévale a conduit à la recherche de sujets de moins en moins conventionnels : des thèmes aussi pointus que l’empire khazar des steppes du Nord-Caucase et du Don font ainsi l’objet de séries (Le vent des Khazars). Il existe en effet un vaste marché, lié aux attentes d’un lectorat passionné d’histoire. L’impact de ces créations en termes de connaissance reste toutefois ambigu : la bande dessinée apparaît comme une puissant stimulant chez l’enfant ou l’adulte, mais il est difficile de dire quel effet la présence de ce désormais colossal répertoire a sur la connaissance historique, sauf à établir un guide des œuvres les plus fidèles à une « vérité historique » qui semble n’avoir pas plus de légitimité à interférer dans le champ de production du « neuvième art » que dans celui du cinéma ou du roman. Jusqu’à quel point la bande dessinée à thème historique doit-elle se soumettre à la « véracité » historique ? La question vaut d’être posée. On peut également la retourner en se demandant comment les historiens peuvent faire usage de ce vecteur pour faire œuvre de divulgation.
    En France, la question s’est posée dès les années 1970. La naissance de la série « L’histoire de France en bandes-dessinées » répondait à la volonté de créer une œuvre racontant la fresque de l’histoire de France dans un esprit de véracité historique, pour un public d’enfants et d’adolescents. Elle a marqué une génération. D’un point de vue esthétique, l’entreprise était tout sauf anecdotique, certains artistes étant des grands noms (Manara…). La création des scénarios avait en revanche été confiée à des « non professionnels », par exemple journalistes comme Pierre Castex. Ces derniers ont relayé une vision très conformiste de l’histoire médiévale, ne tenant pas compte des révolutions scientifiques en cours durant l’après-guerre. Dans les neuf volumes concernés (Attila/Clovis ; Charlemagne/les Viking ; Hugues Capet/Guillaume le Conquérant ; Les croisades ; Les Louis de France/Bouvines ; La chevalerie/Philippe le Bel ; La guerre de Cent Ans/Du Guesclin ; Charles VI/Jeanne d’Arc ; Louis XI/François Ier), on assiste à un montage de clichés qui prolongent la représentation de l’histoire de France entretenue par l’école de la Troisième République : terreurs de l’an mil, caractère massif des invasions barbares, récits sacralisés des vies de Jeanne d’Arc et Louis IX, images d’Épinal de la vie de château, participent de cette « légende dorée » de l’histoire médiévale qui montre la naissance puis le renforcement de la France, confondue avec l’État royal. Malgré ce caractère conventionnel, la lecture répétée de ces pages donnait à l’enfant un solide cadre chronologique et événementiel. La série a d’ailleurs été rééditée en 2008 avec des préfaces d’historiens, et l’on peut regretter que le projet n’ait pas été repris.
    La nouvelle collection de bandes dessinées historiques « Ils ont fait l’histoire » lancée par Glénat en 2014 permet d’envisager le problème de l’utilisation des bandes dessinées en histoire d’une manière différente. Il s’agit cette fois d’associer dans la composition d’une bande dessinée de format européen standard (48 pages) d’inspiration biographique un tandem classique (scénariste/dessinateur) à un ou deux historiens universitaires, selon un principe de suggestion-révision. La collaboration doit servir de garde-fou contre erreurs ou anachronismes, et la bande dessinée est lestée d’un cahier historique de huit pages, muni d’une chronologie et d’une bibliographie, et qui ne se contente pas de donner des renseignements sur la période. Dans un volume tel que Philippe le Bel (2014, historiens Étienne Anheim et Valérie Theis), une moitié de ce cahier est consacrée à une réflexion sur l’élaboration de l’ouvrage. Sources disponibles, conventions iconographiques, choix narratifs sont discutés. Effectivement, sa lecture – comme celles du Saint Louis (2015) des mêmes auteurs, du Charlemagne (2014) surpervisé par Geneviève Bührer-Thiery ou encore du Gengis Khan (2014) sous le contrôle de Marie Favereau –, permet de jauger ce qui change quand des historiens professionnels participent à la création d’un tel projet. La ligne choisie est à l’opposé de celle de l’Histoire de France en Bande dessinée, qui visait à donner une représentation contenant tous les « clichés » attendus, des périodes retracées. Dans Philippe le Bel, historiens et scénariste ont ainsi fait le choix « contre-intuitif », dirigé contre la fascination pour les Templiers, de ne donner qu’un espace réduit à la plus stricte expression (une page !) à l’affaire du Temple, en centrant la narration sur les conflits de Flandres et la lutte contre la papauté. De nombreux clins d’œil renvoient à une lecture savante des sources, aménagée en fonction du grand public : quasi-citations du De regimine de Gilles de Rome, citations de débuts de bulles papales ou documents royaux, avec parfois mentions des incipits latins… les limites à la reconstitution, qui a également un aspect visuel (fidélité d’Anagni, de Saint-Pierre, de Notre-Dame de Reims encore inachevée), sont imposées par des choix de narration : les membres de la famille royale s’insultent (et de quelles insultes…) en français contemporain, Philippe le Bel porte trop souvent la couronne, combat comme un héros de manga à Mons-en-Pevèle… Où l’on voit que la bande dessinée, à travers ses logiques graphiques et scénaristiques, impose parfois ses lois à l’historien. Quant à savoir si l’équilibre a été trouvé entre volonté de précision, de complétude (48 pages) et d’attrait narratif, c’est une autre question…
    Les fantaisies médiévalisantes nées avec Prince Valiant, les séries à vocation historique du type de Vasco, les projets de vulgarisation historique tels que l’Histoire de France en bandes dessinées et la série « Ils ont fait l’histoire » présentent quatre régimes de rapport de la bande dessinée à l’histoire : les premières se situent dans une dimension qui n’a presque rien à voir avec le Moyen Âge des historiens universitaires, mais mériteraient réflexion. Quant aux deux derniers, ils montrent deux des multiples facettes potentielles d’une mise de la bande dessinée au service de l’histoire, ou plutôt d’une collaboration entre les deux univers. Ces expériences suggèrent que la bande dessinée est l’une des voies que l’historien pourrait emprunter pour échapper au complexe de la tour d’ivoire, et pour dialoguer avec un public élargi, et passionné d’histoire. Le pari mérite d’être tenté, car le lectorat de bande dessinée est plus vaste que celui des manuels universitaires… Autre question est enfin de savoir si la lecture des bandes dessinées « médiévales » peut influencer l’historien déjà formé. Se servir de la bande dessinée pour se tenir mieux à l’écoute des problèmes d’idéalisation ou de « mythisation » d’un Moyen Âge imaginaire serait une première manière d’envisager le rapport de l’historien à la production relevant du « neuvième art », dans le sillage de la réflexion sur le médiévalisme. Il existe sans doute bien d’autres façons de suggérer l’impact possible de la bande dessinée sur l’historien, ne serait-ce qu’en réfléchissant à son aspect graphique. La spatialisation à travers la mise en image d’un certain nombre d’épisodes historiques n’est-elle pas, en elle-même, un défi posé à l’historien reconstruisant l’histoire selon un rythme et des logiques souvent désincarnés ? Comme le cinéma, la bande dessinée présente en définitive un immense espace à la croisée de la pédagogie, du divertissement, des arts visuels, du médiévalisme et de l’histoire médiévale, un espace qui mérite d’être arpenté par les médiévistes.


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  • Bibliographie

    Benoît GREVIN, 21 octobre 2015

    De l’usage de la bande dessinée

    - CHAILLET Gilles, Série Vasco, Bruxelles, Le Lombard, 1983-2002.
    - CRAENHALS François, Série Chevalier Ardent, Paris, Casterman, 1970-2003.
    - KANE Brian, The definitive Prince Valiant Companion, Seattle (Washington), Fantagraphics Books, 2009.
    - NARDO Federico (dessin) et MAKYO (scénariste), Série Le vent des Khazars, Grenoble, Glénat, 2012-2013.
    - Série Histoire de France en bandes dessinées, auteurs et dessinateurs variés, Paris, Larousse, date de publication 1976-1978 (réédition en 2008 à l’initiative du journal Le Monde).
    - Série Ils ont fait l’histoire, auteurs et dessinateurs variés, Grenoble, Glénat, 2014->…
    - Série Jhen, auteurs Jean Pleyers (dessin) et Jacques Martin (scénario), puis auteurs Thierry Cayman (dessin) et Hugues Payen (scénario), Bruxelles/Paris, Le Lombard et Casterman, 1983-2000 et 2008-2013.


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