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  • De l’usage des sources en Histoire médiévale

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    Joseph MORSEL, 18 janvier 2012

    Joseph MORSEL

    (Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)


    L’analyse du rapport des historiens à leurs sources revient sur le devant de la scène, depuis le début des années 1980. Cet engouement va au-delà de la production des contenus (théologiques, littéraires, scientifiques, philosophiques) et de la lecture, qui avaient longtemps été le terrain privilégié de l’attention portée au manuscrit. À l’arrière-plan se profile la question : pourquoi avons-nous des sources – non pas « dans quel but, pour quel motif ? », mais « comment se fait-il que nous ayons des sources ? » Étrange voire naïve au premier abord, elle est moins simple qu’il n’y paraît et revient à prendre en considération les divers niveaux de sens qui s’interposent entre l’historien et ce à quoi celui-ci veut parvenir : la société dans laquelle le document a été réalisé. L’historien « a » des sources : parce qu’on a écrit ; parce qu’on a conservé ; parce qu’on a rendu accessibles, juridiquement et techniquement, ces documents ; parce qu’on les a qualifiés comme « sources ».

    Le thème de la mise par écrit constitue le terrain sur lequel il y a eu le plus de travaux depuis la fin des années 1970, d’abord dans les pays anglo-saxons puis en Italie, en Allemagne, en Suisse, en France. Les notions de référence (literacy en anglais, Schriftlichkeit en allemand, scripturalité en français, etc.) ne sont pas interchangeables en raison des traditions historiographiques distinctes et de l’absence d’une véritable synthèse comparative. Néanmoins, il s’agit de prendre en considération non plus le seul contenu des sources, mais le processus même de leur production, remettant ainsi en cause leur réduction à de simples textes, à laquelle avait abouti tant la pratique d’édition des sources que la généralisation de la notion même de « texte » – étroitement liée à la production industrielle qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle et dans laquelle le texte imprimé devient indéfiniment reproductible et indépendant de son support. Cette manière de procéder n’a que faire du vieux problème de la véracité ou de la fausseté du contenu, seul l’acte d’écriture est pris en compte : un faux, ou une compilation (cartulaire, registre, etc.), doit être envisagé du point de vue de sa confection, non de son seul contenu. Ce n’est que dans un second temps, une fois compris le projet d’écriture, qu’on peut envisager de se servir dudit contenu.

    Le second aspect, celui de la conservation, semble n’avoir commencé à dépasser le niveau des fausses évidences (« on écrit pour garder le souvenir » ou « ce qui peut servir ») qu’à la suite des travaux (principalement en Allemagne) sur la formation et l’entretien du lien social au sein des groupes constitués (fraternités de prière, guildes et confréries, communes, lignages, etc.). Ce thème de la memoria comme facteur décisif de constitution du lien communautaire déplace l’accent de la recherche sur la scripturalité de manière significative : avec la logique mémorielle constituée en mobile, la production de l’écrit est subordonnée à la nécessité de sa conservation, à l’encontre de la conception courante (utilitariste) qui voudrait qu’on commençât par produire des écrits pour des raisons pratiques immédiates, puis qu’on les conservât si besoin était. La reconnaissance de cette fonction mémorielle conduit alors à ne plus faire de la conservation des documents un phénomène « accidentel » mais essentiel. En se focalisant comme d’habitude sur les destructions, on fait donc comme si la conservation était un processus normal, naturel, la disparition de « sources » n’étant alors imputable qu’à l’accident, la folie ou la bêtise des hommes. À l’arrière-plan de cette conception rampe l’idée de la conservation absolue qui hante nos sociétés. Ce qui nous échappe alors, c’est que la conservation repose sur une procédure de tri. C’est ainsi que certains types de documents ont été assez systématiquement conservés dès le Moyen Âge. L’examen qui a été fait de phénomènes de conservation différentielle montre que sa logique n’est pas réductible au critère d’utilité relative, mais fait intervenir des représentations liées à l’écriture, à la notion d’auteur, etc.

    Tout récemment, les effets de l’archivage lui-même – c’est-à-dire du rassemblement et du classement des documents conservés, donc au-delà de la seule conservation – a véritablement commencé à attirer l’attention des historiens. L’archivage assemble concrètement des documents jusqu’alors séparés, utilisés ensuite les uns par rapport aux autres : l’intertextualité archivistique se substitue à la contextualité de la production du document. Ce phénomène s’observe d’ailleurs aussi dans le cas de la compilation de documents d’origines diverses dans des registres, notamment les cartulaires. Le gommage des écarts entre les lieux et moments de production de chaque document aboutit à l’image fixe d’une réalité (celle de l’institution qui archive), réalité qui transcende l’existence de chaque document – et dont chaque document devient dès lors à la fois l’expression et la preuve. La négligence par l’historien du rapport entre constitution des archives, d’une part, et formation et entretien de la cohésion des agrégats sociaux, d’autre part, peut avoir comme conséquence le brouillage de la stratification temporelle. Dans la mesure où ce qui est archivé est du matériau ancien, une procédure d’archivage non reconnue ni analysée comme telle peut en effet conduire l’historien à remonter dans le passé l’existence de la forme sociale qui a donné naissance aux archives.

    Le terme à la fois le plus couramment utilisé pour désigner le medium de l’historien, et le plus général puisqu’il se rencontre dans toutes les langues européennes, est celui de « source ». Tous ces mots renvoient à la même image de l’eau jaillissante et courante, de pureté et de transparence, de processus naturel. Il s’agit toutefois d’une notion tardive dans le sens qui nous intéresse ici, qui n’apparaît en France qu’à la fin du XVIIe siècle, et qui s’impose comme terme unique pour désigner la base du travail historique au cours du XIXe siècle, tout comme en Allemagne. Tout un ensemble d’expressions connexes (« couler de source », « sources disponibles », « exploiter les sources », « retour aux sources », etc.) installe dans l’esprit de tous l’idée que la source, point de départ du travail de l’historien, n’est pas elle-même un produit, un résultat. La « source » fonctionne comme « matière première » du travail historique, éliminant toutes les étapes antérieures (production, conservation, archivage), ce qui permet son appropriation (symbolique) par l’historien, qui désormais parle de « ses sources ». Cette appropriation symbolique, qui nie les opérateurs antérieurs, est d’autant mieux concevable que la source est réduite à son contenu, théoriquement indépendant de sa forme matérielle, dans le cadre de ce que Bernard Cerquiglini appelle la « pensée textuaire » au sein de laquelle s’est développée l’histoire depuis le début du XIXe siècle.


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  • Bibliographie

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    Joseph MORSEL, 23 janvier 2012

    De l’usage des sources

    - CLANCHY Michael, From Memory to Written Record. England 1066-1307, Londres, Edward Arnold, 1979 (2e éd. revue Oxford, Blackwell, 1993).
    - CERQUIGLINI Bernard, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
    - CHASTANG Pierre, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe-XIIIe siècles), Paris, CTHS, 2001.
    - « L’historien et “ses” sources », dans Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, J. Morsel coord., Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 271-362.
    - Dossier « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Olivier Poncet, Étienne Anheim dir., Revue de Synthèse, 125 (2004), p. 1-195.
    - Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Natacha Coquery, François Menant, Florence Weber dir., Paris, Éd. de l’ENS Rue d’Ulm, 2006.


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