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... cinéma occidental

  • De l’usage du Moyen Âge dans le cinéma occidental

    Solal ABELÈS, 8 février 2016

    Solal ABELÈS

    Chercheur associé au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris)


    Parce qu’il en constitue un reflet inversé, le Moyen Âge, tel qu’il a été imaginé à partir du XIXe siècle, occupe une place essentielle dans les représentations de notre société. Il n’est dès lors guère étonnant de constater que parmi les époques historiques, la période médiévale est l’une des plus investies par le cinéma, davantage encore que l’Antiquité, dont la figuration se réduit en réalité principalement à un genre précis, le péplum, décliné certes largement, mais dans un laps de temps restreint – entre le début des années 1950 et le mitan de la décennie suivante.
    La représentation cinématographique du Moyen Âge, depuis le Jeanne d’Arc de G. Méliès (1900) jusqu’au Sang des Templiers (J. English, 2011), se distingue au contraire par sa constance et sa diversité. Relayant d’abord une tradition littéraire et iconographique, le cinéma propose durant le premier tiers du XXe siècle des « tableaux d’histoire », soucieux à la fois de réalisme et de didactisme, et qui trouvent leur aboutissement dans deux films produits en 1924, Le miracle des Loups (R. Bernard) et les Niebelungen (F. Lang), l’un et l’autre puisant aux extrémités du Moyen Âge (le règne de Louis XI pour le premier ; l’époque mérovingienne pour le second) pour exalter l’identité nationale de la France et de l’Allemagne. Au même moment, la production américaine déploie les premiers grands spectacles historiques, où se distinguent déjà certaines figures destinées à une grande fortune (Joan of Arc, C. B. De Mille, 1917 ; Robin des Bois, D. Fairbanks, 1922). La volonté d’offrir un film d’aventures où le fait historique ne sert que de prétexte s’exprime de manière encore plus évidente entre la fin des années 1930 et le milieu des années 1950, durant l’âge d’or du film de chevalerie hollywoodien (Les Aventures de Robin des Bois, M. Curtiz, 1938 ; Ivanhoé, R. Thorpe, 1952 ; Les chevaliers de la Table Ronde, R. Thorpe, 1953 ; Prince Vaillant, H. Hathaway, 1954).
    On aurait tort cependant de nier à ces films toute dimension idéologique, puisqu’ils participent à leur manière au grand roman des origines, exactement comme le western, auquel ils empruntent un certain nombre de codes et de motifs – ce que rappellera crûment P. Verhoeven dans La Chair et le sang (1985), exemple le plus pur de western moyenâgeux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme le western, le film de chevalerie se tarit brusquement à la fin des années 1950. Le Moyen Âge quitte alors le circuit « commercial » pour se réfugier dans des productions plus exigeantes (Le Seigneur de la guerre, F. J. Schaffner, 1965 ; Promenade avec l’amour et la mort, J. Huston, 1968), selon une tendance plus ancienne en Europe (Les Onze fioretti de François d’Assise, R. Rossellini, 1950 ; Le Septième sceau, I. Bergman, 1958 ; Le Procès de Jeanne d’Arc, R. Bresson, 1962 ; Le Décaméron, P. P. Pasolini, 1971 ; Lancelot du Lac, R. Bresson, 1974 ; Perceval le Gallois, E. Rohmer, 1978), où commence également à se développer un genre parodique (Brancaleone s’en va-t-aux croisades, M. Monicelli, 1970 ; Sacré Graal, T. Jones et T. Gilliam, 1975) Après cette relative éclipse, le sujet médiéval connaît à partir des années 1980 un nouvel engouement, marqué par une volonté de réconcilier spectacle et authenticité historique (Le retour de Martin Guerre, D. Vigne, 1982 ; La Passion Béatrice, B. Tavernier, 1987 – qui se déroulent l’un et l’autre au XVIe siècle, mais dont l’univers rural les rattache largement au genre moyenâgeux ; Le Nom de la Rose, J.-J. Annaud, 1986 ; Braveheart, M. Gibson, 1995 ; Kingdom of Heaven, R. Scott, 2005).
    On peut en fin de compte considérer que le cinéma reproduit largement les trois principales modalités du rapport des historiens au Moyen Âge : la rétroprojection de leur propre système de représentation (ce qui inclut tous les films, en particulier hollywoodiens, dont les héros sont mus par des sentiments constitutifs de l’individu du XXe siècle, la logique de l’amour courtois médiéval étant alors convertie en émotion romantique) ; la tentative de reconstitution mimétique (où prime au contraire la fidélité aux structures de pensée médiévale, comme dans Perceval le Gallois) ; la distanciation (qui refuse les deux premières modalités, et tente d’appréhender la réalité passé en assumant la distance temporelle qui la sépare de l’auteur, comme dans Lancelot du Lac).
    En dépit d’une telle connivence objective, les historiens restèrent longtemps méfiants face à cette vaste production d’un discours sur le passé réalisée en-dehors du champ académique, avant d’osciller depuis une quarantaine d’années entre deux positions : user de leur statut reconnu d’autorité pour tenter d’intervenir sur ce discours ; le mettre à distance et l’étudier, dans le sillage de l’histoire culturelle, comme une forme particulière de projection de l’imaginaire des sociétés contemporaines.
    La première démarche (interventionniste) fut particulièrement prégnante au tournant des années 1970 et 1980, lorsque, encouragés par l’intérêt croissant d’un public élargi pour l’histoire médiévale et le succès des documentaires télévisés écrits par Georges Duby, plusieurs médiévistes acceptèrent de collaborer à la réalisation de films de fiction. La production du Nom de la Rose constitua alors le point culminant de cette expérience, et en marqua en même temps les limites. Officiellement engagée et rétribuée, une équipe d’une demi-douzaine de spécialistes coordonnée par Jacques Le Goff se mit ainsi un an durant au travail, mais l’enthousiasme des débuts fit progressivement place à un scepticisme croissant, puis à une franche incompréhension : incapables de répondre à certaines demandes ponctuelles de J.-J. Annaud sur le quotidien des moines au début du XIVe siècle, les historiens mobilisés ne parvinrent pas davantage à alerter le réalisateur sur les apories d’une reconstitution toujours plus fausse à mesure qu’elle se voulait précise, et encore moins à le convaincre de mettre en images certains résultats de leurs travaux.
    S’il ne peut donc guère devenir un instrument de transmission de recherches historiographiques, le cinéma offre toutefois la possibilité au médiéviste de mieux comprendre la manière dont le Moyen Âge est investi par notre société. C’est tout l’intérêt de la distanciation (seconde démarche), mise en œuvre en particulier par François de la Bretèque qui, à travers l’analyse d’un très vaste corpus de films, a tenté de mesurer l’écart qui sépare le Moyen Âge des historiens de celui des cinéastes. Des protagonistes traditionnellement mis en valeur par le premier, le second n’en a retenu pratiquement aucun, éliminant notamment les grands personnages – Charlemagne, saint Louis, Frédéric II – au profit de héros fictifs – issus aussi bien de créations médiévales (les chevaliers de la Table ronde) que d’inventions plus tardives (Robin des Bois, Quasimodo) – ou dont l’existence historique a largement été transformée par l’imaginaire collectif (Jeanne d’Arc, Louis XI). Cette disproportion, à première vue surprenante, est en réalité très révélatrice d’une approche qui investit le Moyen Âge moins en tant qu’espace historique qu’en tant qu’espace d’un passé vague et labile – avec par conséquent une tendance à métonymiser le Passé, comme l’atteste sa prédominance lorsque le sujet traite d’un télescopage temporel (Les Visiteurs, J.-M. Poiré, 1992 ; Non ci resta che piangere, R. Benigni, 1984 ; The Navigator, V. Ward, 1988, sans oublier toute la série de films et dessins animés qui, depuis 1921, adaptent le roman de Mark Twain, A Connecticut Yankee at King Arthur’s Court) – d’où émergent seulement une série de signes systématiquement réemployés. Ces « iconogrammes » tels que l’épée, l’armure, le créneau, l’ogive, la croix, suffisent pour signifier un certain imaginaire moyenâgeux, qui, dans les cas extrêmes s’affranchit alors complètement de toute historicité : c’est à ce titre que des films comme Blanche-Neige (D. Hand, 1937), Star Wars (G. Lucas, 1977, dans lequel l’ordre des Jedi s’inspire ouvertement des Templiers en même temps que des samouraïs – eux-mêmes grande figure du médiévalisme japonais ou japonisant), Conan le Barbare (J. Milius, 1981), Le Seigneur des anneaux (P. Jackson, 2001), ainsi que tout le genre de l’heroïc fantasy relèvent largement d’un tel imaginaire sans être pour autant des films historiques.
    Qu’il soit ou non inscrit dans le temps de l’histoire, c’est, ainsi que l’a souligné Michel Zink, comme lieu de l’enfance que s’est construit le Moyen Âge au cinéma. Lieu de l’enfance, lieu d’une double enfance : celle du spectateur d’abord, qui peut, s’il en est sorti, s’y replonger le temps d’une projection où il retrouvera une série de situations volontiers régressives ; celle, ensuite et surtout, de la société occidentale, dont il constituerait une sorte d’étape primitive, à la fois lointaine et familière.


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  • Bibliographie

    Solal ABELÈS, 8 février 2016

    De l’usage du Moyen Âge dans le cinéma occidental

    - Le Moyen âge au cinéma, Les Cahiers de la Cinémathèque, no 42-43, Perpignan,‎ 1985.
    - DE LA BRETÈQUE François, « Le regard du cinéma sur le Moyen Âge », dans Le Moyen Âge aujourd’hui. Trois regards contemporains sur le Moyen Âge : histoire, théologie, cinéma, LE GOFF Jacques et LOBRICHON Guy dir., Paris, 1997, p. 283-301.
    - DE LA BRETÈQUE François, L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Paris, 2004.
    - DUBY Georges, « L’historien devant le cinéma », Le Débat, 30(1984), pp. 81-85.
    - MORRISSEY Priska, Historiens et Cinéastes : rencontre de deux écritures, Paris, 2004.
    - « Le Moyen Âge vu par le cinéma européen », RIOM Pierre éd., Les Cahiers de Conques, 3, Conques, 2001.


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