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... danse

  • De l’usage de la danse en Histoire médiévale

    Adrien BELGRANO, 5 janvier 2021

    Adrien BELGRANO

    Doctorant au Centre de Recherches Historiques-EHESS


    La danse est une activité omniprésente au Moyen Âge : on danse les jours de fête, lors des mariages et pour les entrées princières, on danse dans les villages comme à la cour, où l’on voit également des jongleurs sauter et tumber, et on danse même dans les cimetières et les églises, au grand dam des autorités ecclésiastiques qui renouvellent sans cesse leurs condamnations. Elle est en outre largement présente dans les sources, principalement dans la poésie et les romans, dès la fin du XIIe siècle, ainsi que dans les productions iconographiques, par exemple dans le thème de la danse macabre qui se développe au XVe siècle. On la retrouve enfin, de façon plus ponctuelle, dans d’autres documents tels que les chroniques ou encore divers actes de la pratique.
    Et pourtant, que savons-nous d’elle ? Pas grand-chose à vrai dire. D’abord parce que le vocabulaire sous lequel elle apparaît dans les documents nous est opaque. Nous sommes confrontés à un certain nombre de termes apparemment très généraux, dont les nuances de sens nous échappent, comme carole, dance ou tresque (et leurs équivalents) pour les langues romanes ou tanz, reie, plus rarement trit, pour les langues germaniques. Il existe aussi des termes manifestement plus précis mais rares et donc tout aussi mystérieux. Une autre raison de cette ignorance vient du fait que, si l’on tente de donner une définition de la danse, le problème se complique encore. Pour la période médiévale, la question se pose de manière particulièrement aiguë : car s’il y a danse, comme le dit Albert le Grand dans son commentaire de l’Éthique, « quand le rythme de la musique est exprimé par les mouvements du corps », peut-on être certain que cela exclut, par exemple, les processions ? Et, à l’inverse, si la carole est bien une « ronde chantée », comme l’avance Yves Guilcher, dans quelle mesure verrions-nous cela comme une véritable danse aujourd’hui ?
    Malgré tout, un certain nombre d’études ont été conduites sur la danse du Moyen Âge, période qui a été prise en compte, même brièvement et toujours de manière très insuffisante, dans la plupart des histoires de la danse, depuis l’Histoire générale de la danse sacrée et profane de Jacques Bonnet, en 1723, jusqu’aux synthèses récentes de Germaine Prudhommeau ou de Paul Bourcier, en passant par la classique Histoire mondiale de la danse de Curt Sachs (1933). Mais le premier véritable travail scientifique sur le sujet est celui d’un médecin et historien de la médecine, Justus Friedrich Carl Hecker, Die Tanzwuth. Eine Volkskrankheit im Mittelalters (1832), qui s’est intéressé au phénomène de la « manie dansante », c’est-à-dire aux cas, répertoriés notamment dans les exempla et les chroniques, de danseurs ne pouvant s’arrêter de danser. Dès ce moment, il semble possible de distinguer deux principales approches de la danse médiévale dans l’historiographie.
    Le premier terrain d’enquête est celui des relations entre l’Église et la danse. Les travaux de Hecker ont poussé les historiens, notamment allemands, à se poser la question de la pensée cosmologique qui sous-tendait l’utilisation de la danse et de la figure du cercle. Dans le cas de la manie dansante, et singulièrement avec l’exemple des « danseurs maudits de Kölbigk », l’intérêt des chercheurs a glissé du champ de la médecine (explication du phénomène par des cas de chorée, d’empoisonnement à l’ergot de seigle) à celui des études sur la philosophie et la théologie, notamment dans les travaux les plus récents. La question des danses religieuses a également été abordée, à l’intersection d’enquêtes sur la cosmologie et la liturgie. L’ouvrage fondateur dans ce domaine est celui du pharmacologue Eugène Louis Backman, Religious Dances in the Christian Church and in Popular Medicine, publié en 1952. Une dernière optique est celle de la condamnation de la danse. Cette thématique a pour l’instant principalement été traitée par des historiens modernistes qui ont tenté de retrouver à l’époque médiévale les origines des arguments mobilisés au moment de la Réforme dans les controverses sur la danse. Ces enquêtes posent la question épineuse de la contradiction entre la violence des condamnations et l’importance de la danse, qui semble sans cesse s’accroître dans les sociétés européennes, jusqu’au XIXe siècle. C’est, en outre, presque systématiquement à travers ce prisme ecclésiastique que les danses populaires ont été abordées.
    Second terrain d’enquête, le lien entre la danse et la chanson, qui occupe les spécialistes de littérature médiévale dès le début du XXe siècle, avec, notamment, les travaux de Joseph Bédier et son article, « Les plus anciennes danses de France » (1906), et ceux d’Alfred Jeanroy. Les musicologues et historiens de l’art se sont également penchés sur ces questions, parfois dans une optique de reconstitution. Une question centrale, depuis l’article de Bédier, est de comprendre la signification du mot carole, avec la thèse, aujourd’hui largement critiquée mais riche et toujours citée, de Magrit Sahlin, Étude sur la carole médiévale. L’origine du mot et ses rapports avec l’Église, soutenue en 1940. La tentative de reconstruction la plus récente est celle proposée par Robert Mullally dans The Carole. A Study of a Medieval Dance, mais le résultat est décevant, tant dans ses conclusions que dans la méthodologie mise en œuvre. La démarche la plus intéressante reste encore celle de Jean-Michel Guilcher, qui croise Histoire et Ethnochoréologie (branche de l’Ethnomusicologie consacrée aux danses), et propose, plutôt qu’une reconstitution, de dresser, point par point, « un meilleur inventaire de notre ignorance ».
    Le cloisonnement relatif de ces deux domaines de recherche est regrettable et prive l’un des apports de l’autre. Ils tendent par là à ignorer une partie des éléments de contexte nécessaires à l’analyse. C’est particulièrement sensible dans les travaux s’étant intéressés à la reconstruction des danses et qui posent souvent des problèmes flagrants de critique des sources. En effet, les premiers traités de danse n’apparaissent qu’au XVe siècle (celui de Domenico da Piacenza date de 1445). On peut tenter de trouver des informations sur la danse dans des documents antérieurs, mais à condition de maîtriser ces sources et de comprendre en premier lieu pourquoi elles abordent la danse. Ainsi, quand elle est évoquée – souvent très succinctement – dans un document, la danse n’est pas simplement là pour produire des effets de réels mais traduit des techniques rhétoriques, manifeste l’émotion fondamentale de la poésie lyrique qu’est la joie ou encore se fait métaphore d’un ordre cosmique marqué par la figure du cercle. On ne peut donc en aucun cas se limiter à sélectionner des passages décontextualisés pour en tirer des informations sur les pratiques, les mouvements ou les pas.
    La prise en compte du contexte passe ensuite par la connaissance des pratiques des groupes sociaux étudiés et par la production d’une grille de lecture raisonnée des éléments fournis par le document. Le contexte de la danse, par exemple, est avant tout un contexte festif. Il est donc nécessaire de comprendre à quelle occasion et en quel lieu les danses se déroulent ou encore quelle est la place réservée à la danse dans le déroulement de la fête. Dans la même optique, la connaissance des travaux d’ethnochoréologues, en particulier ceux portant sur les danses traditionnelles d’Europe, est nécessaire pour éviter de faire des généralisations abusives ou des interprétations hâtives – notamment en les renvoyant à des pratiques intemporelles et simplistes sous prétexte que les traces sont trop minces pour distinguer des formations bien identifiées. Et, à défaut de connaître tout sur la danse elle-même, nous pouvons au moins en saisir certains enjeux sociaux : les modalités de valorisation ou de dévalorisation des danseurs, l’existence des rôles particuliers, la répartition genrée des danseurs ou encore leurs interactions, voilà quelques exemples de terrains d’enquête qui mériteraient d’être plus largement explorés.


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  • Bibliographie

    Adrien BELGRANO, 5 janvier 2021

    De l’usage de la danse...

    - SCHMITT Jean-Claude, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2016, p. 161-193.
    - FERRAND Françoise, « Esprit et fonctions de la danse au XIIIe siècle », La recherche en danse, 1, 1982, p. 29-38.
    - ROHMANN Gregor, Tanzwut. Kosmos, Kirche und Mensch in der Bedeutungsgeschichte eines mittelalterlichen Krankheiskonzepts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013.
    - LEGIMI Cristina, « La danza nel pensiero medioevale tra esegesi e predicazione » dans Ludica, 5-6, 2000, p. 26-52.
    - GUILCHER Jean-Michel, Rondes, branles, caroles. Le chant dans la danse, Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2003.
    - HARDING Ann, An Investigation into the Use and Meaning of medieval german dancing Terms, Göppingen, Verlag Alfred Kümmerle, 1973.


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