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... enquête

  • De l’usage de l’enquête en Histoire médiévale

    Marie DEJOUX, 19 septembre 2013

    Marie DEJOUX

    Docteur et Pensionnaire de la fondation Thiers


    Rares sont les médiévistes à n’avoir croisé au moins une fois l’enquête dans leurs recherches. Procédure d’enregistrement ou de recherche de la vérité par l’examen de témoins, l’enquête s’est diffusée à l’ensemble de l’Occident médiéval, envahissant progressivement tous les champs de l’activité judiciaire, économique, politique et administrative des institutions laïques et ecclésiastiques. Cœur du procès civil et criminel à partir du Moyen Âge central, raison d’être de l’Inquisition, l’enquête sert aussi, dans une visée gestionnaire, à inventorier droits et revenus, à délimiter des terres et à surveiller ceux qui exercent localement le pouvoir.
    Au XIXe siècle, les historiens du droit firent de l’inquisitio et de son développement le signe d’une progressive incarnation de la raison dans le monde : face aux preuves irrationnelles du jugement de Dieu, ordalies et duel judiciaire du monde franc, se seraient substituées des preuves de type rationnel, témoignages oraux et écrits, requis lors d’enquêtes (A. Esmein, M. Boulet-Sautel). Cette approche très téléologique du droit opéra non seulement une hiérarchie contestable entre les preuves, mais aussi une partition abusive entre procédure accusatoire et procédure inquisitoire qu’il convenait de dénoncer. La « rationalité » de l’épreuve, caractéristique de systèmes judiciaires voués à l’autorégulation communautaire, est aujourd’hui pleinement reconnue et son « recul », lié au renforcement de pouvoirs centraux cherchant à les encadrer. Les recherches récentes démontrent en outre que l’accusatoire et l’inquisitoire se sont combinés sans véritablement se succéder et que la « révolution de l’inquisitoire » est à chercher dans la naissance de procédures d’office, reposant sur la diffamatio apud bonos et graves (J. Théry) ou sur l’utilitas publica, comme dans les constitutions frédériciennes de Melfi.
    Les historiens des textes sont responsables quant à eux d’autres instrumentalisations en ce qu’ils se servirent longtemps des enquêtes comme de carrières de faits. L’érudition s’empara au XIXe siècle des enquêtes princières pour servir des monographies régionales et les enrichir de considérations topographiques, toponymiques, généalogiques ou onomastiques, à l’instar du célèbre Domesday book et des enquêtes générales angevines. Redécouvertes en terre capétienne par l’école méthodique, les enquêtes furent destinées par Langlois à « servir à l’histoire des mœurs », mais alimentèrent plutôt in fine l’histoire institutionnelle et administrative. Delisle exploita ainsi son édition des Enquêtes administratives du règne de saint Louis pour dresser le catalogue des baillis royaux au XIIIe siècle, ancêtre et prologue de la Gallia Regia.
    L’histoire des mentalités se saisit ensuite des enquêtes pour tenter d’entendre et de reproduire la parole vive du peuple, à l’instar du célèbre Montaillou, village occitan d’E. Le Roy Ladurie. Le saut méthodologique opéré par le Linguistic Turn conduisit à dénoncer cette approche frontale des registres de Jacques Fournier (J.-H. Arnold, D. Laurendeau) : si les enquêtes véhiculent bel et bien des « voix » (T.-N. Bisson), celles-ci sont nécessairement médiatisées, voire construites, par les autorités qui diligentent les investigations. Dès lors, le plus significatif en matière d’enquête devient moins la teneur de la source que les conditions qui président à son élaboration : l’enquête devient un objet d’étude en soi. C’est ainsi que depuis une quinzaine d’années, l’usage de l’enquête est précisément de lui refuser tout usage. Ce renversement de perspective peut prendre une allure très concrète : la stratification complexe de sources parfois produites et compilées lors de l’avancée des enquêteurs, leurs multiples remplois, permettent d’entreprendre une véritable « archéologie des sources documentaires » (P. Beck, A. Mailloux). Codicologie, paléographie et sciences érudites du manuscrit s’allient dès lors pour percer la signification et l’usage pragmatique de l’enquête par les médiévaux.
    Étudier l’enquête pour elle-même revient aussi à mobiliser ensemble l’histoire du droit, celle des idées, la théorie de la connaissance et l’usage politique, administratif et idéologique des investigations : elle est « quête de soi » et « quête de vérité » (L. Faggion, L. Verdon). Les efforts des historiens se sont d’abord portés vers la dimension procédurale de l’enquête et vers ses évolutions (C. Gauvard) : on ne parle plus désormais de « renaissance » de l’enquête au Moyen Âge central mais d’une « généralisation » indissociable d’un processus de développement étatique. L’enquête a également été pensée comme une construction sociale, faisant tour à tour des enquêtés les instigateurs et les objets des investigations (D. Lett). L’essentiel des questionnements actuels portent sur ce que les historiens appellent le « gouvernement par l’enquête ». Si l’on s’intéresse aux mécanismes du pouvoir, la volonté de tirer l’information de la bouche même des dominés interroge nécessairement : l’enquête devient au cours du Moyen Âge central un instrument d’affirmation seigneuriale et de construction de la sujétion royale. Caractéristique du regimen médiéval, le « gouvernement par l’enquête » mêle tour à tour contrainte et consentement : on s’éloigne par exemple aujourd’hui des interprétations qui firent du Domesday Book un outil d’asservissement unilatéral de populations nouvellement conquises (D. Roffe). L’enquête permet tout à la fois au souverain de connaître, de se faire connaître et reconnaître, voire aimer quand il s’agit pour les sujets de dénoncer les abus de l’administration comme dans les grandes enquêtes ordonnées par Louis IX.
    Forts de dizaines de monographies récentes et de plusieurs programmes collectifs, les historiens devraient désormais s’atteler à refonder une typologie heuristiquement satisfaisante de l’enquête au Moyen Âge. Le grand partage entre des enquêtes judiciaires et des enquêtes « administratives » – héritage impensé de l’École méthodique, formalisé par J. Glénisson – continue d’agir comme un prisme déformant. D’autres dichotomies proprement médiévales existent pourtant comme entre des enquêtes particulières – menée contra quemquam – et des enquêtes générales – lancées contra omnes et singulos – entre des informations (surveys) et des outils de résolution de conflits à plus ou moins grande échelle (eyre) ou entre des enquêtes de réparation et des enquêtes de réformation, etc. Plus que jamais donc, l’enquête reste ouverte.


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  • Bibliographie

    Marie DEJOUX, 19 septembre 2013

    De l’usage de l’enquête

    - L’Enquête au Moyen Âge, C. Gauvard dir., Rome, Presses de l’EFR, 2008.
    - DEJOUX, M., « Gouverner par l’enquête au XIIIe siècle. Les restitutions de Louis IX (1247-1270) », mémoire de doctorat soutenu à l’Université de Paris 1, en 2012.
    - THERY, J., « Fama : l’opinion publique comme preuve judiciaire. Aperçu sur la révolution médiévale de l’inquisitoire XIIe-XIVe siècles », dans La preuve en justice de l’Antiquité à nos jours, B. Lemesle dir., , Rennes, PUR, 2003, p. 119-147.
    - Quand gouverner c’est enquêter : les pratiques politiques de l’enquête princière, Occident, XIIIe-XIVe siècles, T. Pécout dir., Paris, de Boccard, 2010.
    - ROFFE, D., Domesday : the inquest and the book, Oxford, Oxford University Press, 2000.


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