Chargé de recherche au CNRS - LAMOP
Quelle doit-être la position du médiéviste face au médiévalisme ? Le médiévalisme, naguère souvent utilisé pour évoquer simplement une « ambiance médiévale », est un terme de plus en plus couramment utilisé pour qualifier globalement la référence au Moyen Âge dans le monde contemporain. Il s’agit non seulement d’une référence discursive au Moyen Âge, entendu comme pôle de comparaison positif ou négatif, mais aussi de l’ensemble des artefacts et manifestations sociales, politiques et culturelles qui sont élaborés dans une volonté consciente de recréer ou d’imiter en tout ou partie le Moyen Âge. Le phénomène inclut donc l’utilisation du Moyen Âge comme base de comparaison conceptuelle avec les mondes contemporains (par exemple, utiliser le modèle féodal pour penser l’affaiblissement actuel des États-nations au profit de structures politiques et financières transversales, poser le Moyen Âge comme référence négative absolue pour des pratiques stigmatisées pour leur archaïsme telle que torture, discriminations, obscurantisme, ou au contraire comme horizon perdu d’un temps d’avant la dégradation écologique ou le désenchantement du monde). Mais il s’étend aussi à un ensemble de manifestations qui débordent le simple discours pour imprégner l’imaginaire collectif et les pratiques sociales : « fêtes médiévales » parsemant par milliers l’Europe depuis maintenant des décennies ; utilisation obsessionnelle d’un imaginaire fortement médiéval dans la construction de films, séries et livres à succès au centre des cultures de masse mondialisées (récemment, dans le domaine de la Fantasy, Game of Thrones...) ; références omniprésentes dans le discours politique de certains pays (Lega Lombarda en Italie, néo-conservateurs aux États-Unis). Cette invasion du Moyen Âge dans l’imaginaire, les pratiques et l’idéologie contemporaine, particulièrement sensible depuis la chute du mur de Berlin, est en effet loin d’être folklorique. Elle touche directement aux batailles actuelles pour la redéfinition des projets politiques européens (voire, étant donné son poids dans l’univers anglophone, mondiaux). La référence médiévale, très forte dans la construction des États-nations au cours du XIXe siècle, mise en partie en sommeil au creux du XXe siècle, semble ainsi de nouveau acquérir une force particulière, illustrée par la centralité retrouvée des mythes de construction médiévale de la nation en Europe de l’Est, ou par l’instrumentalisation du Moyen Âge dans les projets régionalistes en Europe de l’Ouest (Écosse, Catalogne, Lombardie, Flandres). En France, la résurgence de batailles autour de l’interprétation de figures telles que Louis IX (saint Louis) ou Jeanne d’Arc, voire de mouvements comme le catharisme, fait également du médiévalisme un enjeu idéologique. Les différentes composantes artistiques, littéraires, festives, visuelles (vestimentaires...), auditives (« musique celte ») du médiévalisme forment donc en fait une mouvance multiforme aux logiques de formation et diffusion complexes, qui dépassent les clivages attendus (le médiévalisme, souvent étiqueté à droite en tant que référence politique, peut aussi bien être « de gauche » dans certains cas) pour constituer une des assises d’autodéfinition de nos sociétés. Ses ingrédients (référence religieuse, histoire traditionnelle et histoire mythisée, celtisme, pensée régionale, fantaisie littéraire...) sont également complexes et ne peuvent être réduits à l’obsession pour l’horizon féodal du château, des seigneurs et de la société ordonnée, même si un ensemble bien défini de clichés, entés sur une représentation du moyen Âge née au début du XIXe siècle, forme le cœur de cette nébuleuse.
Médiévalisme n’est pas histoire médiévale, on l’aura compris, et il semblerait a priori que l’activité scientifique d’étude de ce phénomène caractéristique de l’époque contemporaine (puisque par définition le médiévalisme n’existe que quand le Moyen Âge est pensé comme un temps d’altérité, voire pensé tout court, à partir du XIXe siècle) doive être plutôt réservée aux historiens du monde contemporain. En France particulièrement, l’étude du médiévalisme a longtemps été ressentie comme un genre mineur, en quelque sorte indigne de l’activités des médiévistes : il y avait d’un côté le « vrai Moyen Âge », celui des historiens scientifiques, de l’autre côté le Moyen Âge mythisé ou folklorique des masses ou des récupérations politiques, et la capacité à s’abstraire du second pour pénétrer avec des méthodes scientifiques le premier marquait le passage de la fascination de l’amateur à la pratique de l’historien. Tout juste consentait-on, dans une réflexion générale et globale sur le Moyen Âge, à réfléchir (pour le déplorer) sur ce fossé entre le Moyen Âge des autres et celui des universités (Jacques Le Goff, Histoire et mémoire ; Giuseppe Sergi, L’idée de Moyen Âge). Pourtant, à l’échelle européenne, voire mondiale, ce sont bien des médiévistes qui ces vingt-cinq dernières années, ont entrepris sur une grande échelle l’étude du médiévalisme, particulièrement dans sa dimension de support de constructions idéologiques identitaires et des nationalismes contemporains (Patrick Geary, Gabor Klaniczay).
L’étude du médiévalisme par les médiévistes apparaît en effet légitime pour au moins deux raisons, de nature a priori assez différente. D’une part, la réflexion sur le médiévalisme fait partie des fondements heuristiques d’une discipline autoréflexive, dans la mesure où l’histoire médiévale et le médiévalisme naissent d’un même mouvement de découverte progressive d’une altérité médiévale, et où la première phase du médiévalisme se confond en partie avec le décollage des études médiévales, stimulées par l’essor des nationalismes et la réflexion identitaire sur le passé européen. La séparation progressive des plans jadis confondus de la construction idéologique nationale et de l’histoire médiévale a-t-elle jamais été parfaite ? La longueur et la complexité du mécanisme semblent en tout cas imposer au médiéviste un questionnement sur ce « Moyen Âge mythique » qui accompagne en parallèle, et est toujours susceptible de parasiter son travail d’historien. Combien de médiévistes venus à l’histoire médiévale par la voie du « médiévalisme » qui a bercé leur enfance ?
L’autre raison est plus sociétale, voire socio-politique. Il s’agit de jauger à quel point le médiéviste a le droit et le devoir de rappeler à la société qui secrète (pour en faire usage) un Moyen Âge mythique n’ayant que peu de rapport avec les Moyen Âge du passé tels qu’on peut les reconstituer, que ces constructions n’ont pas de légitimité scientifique, et qu’elles ne peuvent au mieux servir que de divertissement. Ce devoir d’information prend toutefois un sens très différent selon les contextes : s’il semble bien s’imposer comme une urgence quand un régime politique instrumentalise le passé pour en faire le fondement d’une idéologie ultranationaliste (dérives de la Hongrie actuelle, mais les exemples sont nombreux), il paraît plus délicat de jauger où, comment et jusqu’à quel point le médiéviste doit intervenir dans la critique des utilisations plus « folkloriques » du Moyen Âge. Faut-il courir derrière chaque groupe celtique, chaque fête médiévale, pour traquer le non-sens ou l’approximation ? Mais où tracer la frontière entre médiévalisme « sans enjeu » et « médiévalisme dangereux », alors que c’est l’ensemble des références non scientifiques au Moyen Âge qui sert potentiellement de réservoir à des mouvements d’idéalisation susceptibles de toutes les dérives ? Il paraît au moins clair que la croissance récente du médiévalisme doit inciter le médiéviste à refuser le complexe de la tour d’ivoire, en allant au-delà d’une société en attente de Moyen Âge. Proposer une diffusion et vulgarisation des cultures scientifiques sur le Moyen Âge susceptible de toucher de vastes publics est sans doute la meilleure manière d’aller à la rencontre de ce phénomène du médiévalisme qui peut se révéler une arme à double tranchant pour l’histoire médiévale : une possibilité d’attirer à l’étude et à une meilleure compréhension du Moyen Âge des fractions importantes de la population « touchée » par la période, mais aussi un risque d’instrumentalisation de l’histoire susceptible de heurter de front les logiques académiques et, quand les choses se passent mal, de paralyser la recherche qui s’obstine à dévoiler le mensonge d’État que peut devenir le médiévalisme érigé en politique.
De l’usage du médiévalisme (et des études sur le médiévalisme...)
CARPEGNA FALCONIERI Tommaso di, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, sous presse (traduction de Medioevo Militante. La politica di oggi alle prese con barbari e crociati, Turin, Einaudi, 2012).
GEARY Patrick J., Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, Flammarion, 2011 [éd. orig. The Myth of Nations : the Medieval Origins of Europe, Princeton, University Press, 2002].
Gebrauch und Missbrauch des mittelalters, 19-21. Jahrhundert. Uses and Abuses of the Middle Ages, 19th-21th Century. Usages et mésusages du Moyen Âge du XIXe au XXIe siècle, János M. Bak, Jörg Jarnut, Pierre Monnet, Bernd Schneidmüller (éd.), Munich, Wilhelm Fink, 2009.
GROEBNER Valentin, Das Mittelalter hört nicht auf, Über historisches Erzählen, Munich, C. H. Beck Verlag, 2008.
HOLSINGER Bruce, Neomedievalim, Neoconservatism and the War on Terror, Chicago, Prickly Paradigm, 2007.
SERGI Giuseppe, L’idée de Moyen Âge. Entre sens commun et pratique historique, Paris, Flammarion, 2000 [éd. orig. L’idea di medioevo. Fra storia e senso comune, Rome, Donzelli, 1999, nouv. éd. 2005].
WOOD Ian, The Modern Origins of the Early Middle Ages, Oxford, University Press, 2013.