Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Amari, un Michelet italien ? Il est un de ces auteurs en tout cas qu’une « canonisation » précoce impose de revisiter pour réfléchir aux usages historiques d’un classique, un classique aussi régulièrement invoqué comme « père de l’histoire médiévale sicilienne et de l’histoire des Arabes en Italie » et comme un des promoteurs de la nation italienne qu’il est négligé quand il s’agit d’unir de manière réflexive ces trois dimensions, et de l’inscrire avec efficacité dans la construction d’une historiographie scientifique du Moyen Âge méditerranéen au temps du Risorgimento. Il est vrai que l’enjeu est de taille. Étudier le projet scientifique et l’œuvre d’Amari oblige en effet à revisiter la construction non seulement d’une histoire médiévale des différents espaces insulaires ou péninsulaires italiens pré-nationaux idéologiquement compatible avec l’unité italienne, mais aussi d’une histoire méditerranéenne « arabo-latine » à l’époque même de la construction des orientalismes scientifiques. En nous forçant à nous confronter à la longue durée des débats scientifiques portant sur l’apport islamique à l’Occident latin et à leur dimension idéologique, Amari aide à problématiser l’un des points de crispation idéologique les plus brûlants de l’histoire médiévale européenne.
Dans le contexte historiographique des constructions nationales européennes au XIXe siècle, le rôle du palermitain Michele Amari (1806-1889) dépasse en effet de très loin les limites de l’Italie. Sicilien opposant aux Bourbons de Naples, son ouvrage de 1840 sur les Vêpres siciliennes (Un periodo delle istorie siciliane del secolo XIII) qui exalte cet événement comme une guerre de libération menée par les Siciliens contre le joug angevin l’oblige à s’exiler à Paris à partir de 1842. Il y fréquente Dumas, Thiers, Thierry et Michelet, tout en critiquant l’abstraction des historiens français, et s’y éloigne de l’autonomisme sicilien pour se rapprocher de ceux qui rêvent d’une nation italienne. Ayant regagné Palerme durant la révolution de 1848, il y est élu député, nommé ministre des Finances. Un nouvel exil parisien en 1849 le convainc que l’avènement d’un ordre nouveau passe par l’unité italienne. Il rejoint Cavour en Toscane en 1859, Garibaldi à Palerme en 1860, et fera partie du gouvernement national italien comme ministre de l’Instruction publique. À partir de 1864, il retourne à ses études et son engagement au service de l’intérêt général se limite désormais à participer à des comités scientifiques. Socialement et politiquement progressiste, anticlérical, la plume alerte, le verbe haut, Amari a tout pour séduire.
Cet homme politique est aussi un grand historien. À Paris, il se forme en arabe, ce qui lui apparaît comme une nécessité afin d’éclairer l’histoire de la Sicile, en particulier de sa période islamique (IXe-XIe siècle) et de sa population musulmane après cette date. Il rassemble ainsi des textes de manuscrits en partie encore inédits (Biblioteca arabo-sicula, 1857) et rédige une monumentale « Histoire des musulmans de Sicile » (Storia dei Musulmani di Sicilia, 1854-1872) du début du IXe siècle à Frédéric II, tout en dialoguant avec les grands orientalistes du XIXe siècle, comme en témoigne sa correspondance.
À la pointe des recherches de son époque, il combine ce renouvellement radical des sources écrites de l’histoire sicilienne avec des investigations ethno-linguistiques et toponymiques et une enquête systématique sur les monuments et inscriptions se rapportant aux « Musulmans de Sicile ». Il participe ainsi du mouvement de définition des disciplines (géographie, linguistique, ethnographie) qui se développe au XIXe siècle à la fois dans un cadre national en construction et dans un cadre colonial, découvertes des territoires et histoires nationaux et coloniaux mobilisant des instruments similaires.
Le parcours politique de l’auteur explique la force et les limites de sa reconstruction. Il explique surtout l’énergie consacrée à la domination islamique, terrain d’enquête qui n’allait pas de soi, d’autant qu’il pare cette période de vertus indéniables, tout en en limitant les conséquences afin de ne pas faire de cette expérience historique sicilienne un obstacle à l’intégration de l’île à l’Italie. Il utilise pour réussir ce tour de force un auteur maghrébin du XIVe-XVe siècle, Ibn Khaldûn, dont la conception cyclique de l’histoire lui permet de concevoir un bénéfice historique de la présence des Arabo-musulmans dans l’île sans pour autant leur attribuer un bouleversement de l’identité sicilienne. L’Islam est en effet moins une religion pour Amari qu’un formidable catalyseur socio-politique caractérisé par son égalitarisme social. Les conquérants arabo-musulmans et ceux qui se rallient à eux mettent ainsi fin au latifondo, suppriment l’obscurantisme ecclésiastique, favorisent l’émergence de peuples plutôt que d’empires (contrairement aux Byzantins honnis). Logique tribale et aspiration à l’égalité minent le processus d’accumulation des richesses et d’accaparement du pouvoir par une aristocratie restreinte et les gouvernements qui l’oublient sont régulièrement renversés. Ces traits correspondent au programme politique d’Amari (réforme agraire en Sicile, diminution de la puissance des nobles et de l’Église)… Plus, certaines expériences auxquelles les historiens pensaient les Siciliens étrangers auraient été rendues possibles grâce à la domination islamique. Ainsi, la commune médiévale aurait pris en Sicile la forme d’une autonomie urbaine régulée par une assemblée de shaykhs, représentant les habitants à la tête des villes. Là où l’abbé Vella, imposteur du XVIIIe siècle, avait justifié l’ordre social de son temps par une documentation inventée censée remonter à l’époque islamique, Amari fait des Arabo-musulmans en Sicile les précurseurs d’une rupture révolutionnaire à laquelle il aspire.
Ce contexte intellectuel et idéologique très riche ne peut être ignoré comme cela est souvent le cas lorsque l’on évoque Amari historien de la Sicile islamique. On dispose aujourd’hui d’une édition de la Storia dei Musulmani di Sicilia corrigée selon les notes laissées par l’auteur à sa mort en vue d’une seconde édition par l’orientaliste italien Carlo Nallino et publiée entre 1933 et 1939 et d’une réédition de la version primitive précédée d’une introduction imperméable à l’articulation entre l’Amari des Vêpres siciliennes et sa dimension proprement orientaliste.
Alors que faire d’Amari aujourd’hui ? Continuer à le vénérer et à faire peser son œuvre sur l’histoire du Haut Moyen Âge sicilien ne saurait définir son bon usage actuel par les médiévistes. En revanche, il permet de penser paradoxalement ce qu’est une bonne œuvre historique : éclairée par une connaissance de l’histoire large et envisagée sur le long terme, charpentée par des problématiques fortes, toujours alimentée par des questionnements en lien avec des interrogations actuelles, ouvertes sur toutes les disciplines importantes du moment, insérées dans des débats savants internationaux, mais aussi moins disciplinaires, soucieuse de toucher un public large (cf. la traduction des textes de l’arabe en italien par Amari). Ensuite, et ce n’est peut-être pas le moindre enseignement du savant sicilien, Amari propose une lecture peu culturelle et religieuse de l’Islam, s’interrogeant sur les dynamiques sociales et les possibles parentés institutionnelles entre ce dernier et l’Occident latin, sans postuler son altérité radicale. Enfin, il pense les discontinuités : celle introduite par la domination islamique, mais celles aussi qui lui sont postérieures et expliquent, à ses yeux, l’italianité de la Sicile. Ce faisant, l’auteur propose de penser le passé islamique de la Sicile différemment et notre rapport au passé autrement qu’en termes d’héritage.
De l’usage de Michele Amari en Histoire médiévale
AMARI M., Biblioteca arabo-sicula, Leipzig-Göttingen, 1857-1887 ; ID., Biblioteca arabo-sicula. Versione italiana, Turin-Rome, 1880-81 ; ID., Storia dei Musulmani di Sicilia, Florence, 1854-72, rééd. Florence, 2002-2003 ; 2e éd., revue par C. A. Nallino, Catane, 1933-39, rééd. Catane 1982 ; ID., Un periodo delle istorie siciliane del secolo XIII, Palerme, 1842 ; à partir de la 2e éd., Paris, 1843, le titre devient : La guerra del Vespro siciliano.
DUFOUR A.-H. et AMARI M., Carte comparée de la Sicile moderne avec la Sicile au XIIe siècle : d’après Édrisi et d’autres géographes arabes ; pub. sous les auspices de la duc de Luynes, Paris, 1859.
ROMEO R., « Michele Amari », dans Dizionario biografico degli italiani, 2, Rome, 1960.
NEF A., « Michele Amari ou l’histoire inventée de la Sicile islamique : réflexions sur la Storia dei Musulmani di Sicilia », dans Maghreb-Italie, des passeurs médiévaux à l’orientalisme moderne (XIIIe-milieu XIXe siècle), éd. B. Grévin, Rome, 2010, p. 285-306 (École française de Rome, 439).
PERI I., Michele Amari, Naples, 1976.