(Maître de conférences de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Les notes de bas de page sont à l’écriture académique ce que les « signes extérieurs de richesse » sont à l’administration fiscale : elles distinguent celui qui les emploie, le trahissent parfois, et parce qu’elles sont toujours susceptibles de servir d’instruments de contrôle, peuvent susciter la méfiance, voire l’hostilité. Celle des éditeurs est patente, et la publication savante est souvent décrite comme une guérilla entre l’auteur qui voudra toujours davantage de notes et l’éditeur qui cherchera à leur faire quitter les bas de page pour les exiler en fin de chapitre, quand il ne veut pas simplement les éradiquer. Marc Bloch s’en irritait déjà dans son Apologie pour l’histoire, voyant dans l’usage « de nos humbles notes, nos petites références tatillonnes que moquent aujourd’hui, sans les comprendre, tant de beaux esprits » une « morale de l’intelligence ». Depuis lors, si l’historien n’est pas le seul à user de la note de bas de page, il en est le plus ardent défenseur, la considérant comme l’une des marques d’appartenance à sa communauté disciplinaire.
Mais à quoi sert-elle ? Dans leur fameuse Introduction aux études historiques (1898), Victor Langlois et Charles Seignobos établissaient une distinction essentielle entre l’étage noble et le sous-sol de l’écriture de l’histoire : le texte persuade, les notes prouvent. En fait, elles ne prouvent rien en elles-mêmes, mais doivent offrir la possibilité à des lecteurs particulièrement attentifs (ou très malveillants) d’aller vérifier les notes de leurs collègues. Cent ans plus tard ou presque, Antoine Prost ne dit pas autre chose dans ses Douze leçons pour l’histoire (1996) : « La vérité en histoire, c’est ce qui est prouvé. Mais ce qui est prouvé, c’est ce qui peut être vérifié. » Les notes, du seul fait qu’elles existent et sont visibles, produisent donc la fiabilité d’un discours historique qui, selon l’analyse de Michel de Certeau, « s’organise en texte feuilleté dont une moitié, continue, s’appuie sur l’autre, disséminée, et se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l’autre signifie sans le savoir ».
Toutes les règles d’usage se déduisent de ce principe de base : l’appel de note surgit dans le corps du texte dès lors qu’on doit identifier le matériau archivistique sur lequel repose le raisonnement, le texte dont est extrait une citation que les guillemets isolent, le concept ou l’argumentation dont on souhaite préciser la provenance. Quant à la rédaction de la note elle-même, elle varie évidemment en fonction des conventions typographiques de l’ensemble éditorial (revues, collections d’ouvrages…) dans lequel s’inscrit le texte. Mais elle doit toujours, en théorie, être suffisamment précise pour permettre au lecteur de revenir à la source, c’est-à-dire, métaphoriquement, d’aller à contre-courant de l’opération historiographique. Voici pourquoi, en tant qu’elles participent de ce que Gérard Genette appelle « le péritexte auctorial », où c’est l’auteur lui-même qui entoure et prolonge son texte, ces notes scandent un autre temps de lecture : non pas celui, « continu » dit Michel de Certeau, du récit argumenté, mais celui, « disséminé », saccadé et surtout facultatif de la glose experte. Il est donc par principe peu recommandé d’enfouir dans les notes de bas de pages des bribes d’information ou de raisonnement indispensables à la bonne compréhension du texte qu’elles soutiennent.
Si l’on examine à présent non pas ce que les historiens prétendent faire de leurs notes, mais ce qu’ils en font réellement, les choses deviennent évidemment moins simples. Sur l’air du « on lira avec profit… », les notes contiennent souvent de longs chapelets de références bibliographiques, dont le code de lecture n’est pas toujours très clair : s’agit-il bien de suggérer des lectures ou d’expliciter des prises de position historiographiques, des fidélités académiques, voire des appartenances à des réseaux institutionnels ? Le name dropping de la première note de remerciements sert parfois de bouclier humain à l’auteur qui croit ainsi se protéger des attaques. En suggérant des prolongements à leurs raisonnements, des rapprochements par comparaison, des confrontations avec d’autres interprétations possibles, les historiens font fréquemment de leurs notes de bas de page le double-fond d’un discours où circule, comme par contrebande, des énoncés essentiels à la compréhension de leurs propos, et destinés aux seuls initiés. Nous sommes alors bien loin de la neutralité affichée d’un usage simplement référentiel : les notes de bas de page figurent en bonne place dans l’arsenal des controverses intellectuelles, notamment dans la sous-catégorie de la « note assassine » qui prend à partie un historien en l’attaquant plus ou moins sournoisement — et dans le cas des longues notes bibliographiques, c’est l’omission qui vaut assassinat. À l’inverse, c’est souvent en visant les notes d’un cher collègue (et en tentant par exemple de montrer qu’elles sont truquées ou mensongères) qu’on a le plus de chance de saper son autorité. Anthony Grafton, historien des usages subtils de la note de bas de page, désigne ceci par une métaphore rugbystique : « Saisissez-vous des jambes de votre adversaire — en montrant qu’il a mal lu ou mal interprété les sources — et vous n’aurez pas à vous donner la peine de réfuter ses arguments. »
C’est bien en effet l’histoire de cette pratique académique qui permet d’en comprendre la variété d’usages, l’une et l’autre plus complexes qu’il n’y paraît. Les notes de bas de pages ne renvoient pas seulement à l’histoire de l’élaboration de la méthode positiviste accompagnant la professionnalisation du métier d’historien. D’une manière générale, la normalisation des pratiques érudites de référencement précis des sources est beaucoup plus précoce qu’on le croit : on s’étonne de la voir encore « flotter » chez les historiens de la première moitié du XXe siècle (Marc Bloch lui-même avait des habitudes de renvois bibliographiques qui n’apparaîtraient pas irréprochables selon les critères actuels) et l’on se souvient peut-être qu’Ernst Kantorowicz publia en 1927 son Frédéric II sans note, le cuirassant quatre ans plus tard d’un épais apparat critique pour le défendre des attaques qu’il avait suscitées.
C’est que le recours aux notes, comme l’a montré Antony Grafton, ne trouve pas seulement son origine dans l’histoire savante des positivistes : sans remonter jusqu’à la glose médiévale, il caractérise notamment le roman philosophique du XVIIIe siècle (et, par extension, l’histoire philosophisante voltairienne, cette source oubliée de l’écriture historique), où l’auteur griffait sa prose de petites notes espiègles lui permettant de revenir sur son propre discours, pour le commenter, voire le contredire. Cet usage ironique du contrepoint est, par exemple, massivement utilisé dans L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon (1776-1788). Sans qu’ils en aient nécessairement conscience, les historiens d’aujourd’hui font rejouer cette tradition lorsqu’ils transforment leurs bas de page en espace plus libre (ne dit-on pas de certains historiens qu’ils « se lâchent » dans leurs notes ?) où circule un discours second sur leur propre écriture, maintenue bridée par ailleurs. D’où ce paradoxe, qui traverse la gamme variée des usages réels de cette pratique érudite et raffinée : théoriquement destinée à suspendre l’implication personnelle de l’historien dans son discours pour ramener ce dernier, de manière apparemment neutre et transparente, aux sources qui le fondent, les notes de bas de page assument aussi à l’occasion une prise de parole plus directe où l’auteur du récit historique s’expose davantage aux aveux, aux doutes, aux critiques.
De l’usage des notes de bas de page
BLOCH Marc, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949.
COMPAGNON Antoine, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Le Seuil, 1979.
DE CERTEAU Michel, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987.
GRAFTON Anthony, Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page, Paris, Le Seuil, 1998 (éd or., 1997 ; trad. allemande : 1995).
PROST Antoine, Douze leçons pour l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996.